05/12/2024 - #Renault , #Audi , #Bmw , #Bugatti , #Maserati , #Rolls-Royce , #Ford
Muse d’argent
Par Jean-Philippe Thery
Aujourd’hui je vous emmène dans le nord de l’Europe, sur la piste de quatre anneaux de vitesse…
J’ai récemment passé un weekend sans toucher un volant.
Les seules voitures à bord desquelles j’ai voyagé une soixantaine de kilomètres sont celles de trains, alors que j’ai parcouru 19,7 km à pied et près du double en bus, sans oublier quelques 1.047 miles dans les airs. Bref, cette intro paraît plutôt mal barrée pour une chronique consacrée à l’automobile, même si ça ne signifie pas que je me sois totalement passée d’elle pendant deux jours. En fait, ce serait plutôt l’inverse, mais avant de vous en dire plus, je vous emmène faire un tour en ville.
Et on y va en marchant, puisque le Vecrīga (prononcer "Vetsriga") est inaccessible en voiture aux non-résidents. Classé au patrimoine historique de l’humanité, le "Vieux Riga" prend naissance sur la rive Est de la rivière Daugava, qui -comme chacun le sait- baigne la capitale de la Lettonie. Autrefois encerclée par un mur, le quartier laisse admirer ses édifices médiévaux et Renaissance aux touristes venus battre le pavé -et même les pavés- dont la fameuse "Maison des têtes noires", du nom de la Guilde des Marchands qui l’érigea en 1344. Ou du moins sa reproduction à l’identique réalisée en 1999, un demi-siècle après que les autorités soviétiques ont dynamité en 1948 ce qui en restait à l’issue de la Seconde Guerre Mondiale.
L’amateur d’architecture s’aventurera également hors du périmètre piétonnier en poussant vers le Nord-Est, pour admirer quelques-uns des 750 édifices qui font de Riga la capitale mondiale de l’Art Nouveau. Avec promenade obligatoire sur les 255 mètres de la Alberta Iela (Rue Albert), dans laquelle on serait illico transporté au début du siècle dernier, si ce n’étaient les Mercedes Classe S et autres limousines opulentes garées au pied d’immeubles aux façades rivalisant de moulures, sculptures et statues, dans une abondance de détails caractéristique. Heureusement, les charmantes jeunes femmes qui vous accueillent au rez-de-chaussée du numéro 12 n’ont pas oublié de se vêtir comme à l’époque, dans le musée-appartement consacré au célèbre mouvement artistique, qui trouva dans l’architecte Mikhaïl Eisenstein son chef de file local (et accessoirement le père de Serguei, cinéaste qui réalisa Le cuirassé Potemkine).
C’est pourtant vers un tout autre type d’architecture que devait m’emmener la ligne 21 de la Rīgas Satiksme, compagnie municipale gérant les six lignes de tramways et celles des nombreux bus essaimant vers la périphérie. Lorsqu’on s’éloigne du centre, l’aspect des immeubles se fait progressivement moins reluisant, et on ne serait pas étonné de trouver dans les cours intérieures observées à la dérobée, quelque Lada ou Volga ayant connu des jours meilleurs. Puis ce sont les constructions préfabriquées de l’ère soviétique qui prennent le relais, rappelant dans quelles conditions vivaient -et vivent encore- une partie conséquente des plus de 600.000 Rigois qui peuplent l’agglomération, même si les Audi, Béhèmes et Mercos peuplant désormais les parkings rappellent que l’économie de marché a fini par prévaloir.
Dans ce décor il est vrai un peu déprimant, les bâtiments du Rīgas Motormuzejs ne manquent pas d’étonner et de détonner, avec ses façades abondamment vitrées et son entrée en forme de calandre visiblement inspirée d’une certaine marque britannique. Après dix bonnes minutes de marche dans la neige, je ne suis pas mécontent de pousser la porte d’entrée pour m’y réchauffer, même si je ne tarde pas à me défaire de mon encombrant attirail hivernal au vestiaire, entre parka, gants, écharpe et casquette doublée. C’est qu’il me faut me mettre à l’aise avant d’entamer la visite, d’autant plus que j’ai rendez-vous avec une muse.
De sa construction en 1989 à sa rénovation en 2016, le Musée Automobile de Riga a en effet été conçu comme l’écrin d’une auto très spéciale, à laquelle le reste de la collection disposé en arc de cercle autour d’elle semble rendre hommage. Celle-ci trône en effet sur une structure occupant le point central du bâtiment principal, à la fois inaccessible au public et suffisamment proche pour qu’on puisse l’admirer en détail. Une position qu’elle mérite amplement, autant par l’allure de sa carrosserie et la sophistication de sa mécanique que pour l’incroyable destin qui fut le sien. Même si tout a commencé lors d’une des périodes les plus sombres de l’histoire de l’humanité.
Pour le gouvernement qui venait alors de s’emparer du pouvoir à Berlin, il était proprement impensable qu’une voiture allemande ne remportât point les épreuves les plus prestigieuses de la compétition automobile, même si la concurrence devait se résumer aux Alfa et Maserati d’une Italie pourtant alliée, et à la Bugatti 59 aux participations sporadiques, bien loin de la domination qu’exerçait à peine quelques années auparavant la fameuse 35. Il n’en reste pas moins que de 1934 à 1939, les marks coulèrent à flot dans les caisses des services compétition de Mercedes et Auto-Union, donnant naissance à ce qui constitua à la fois un véritable outil de propagande destiné à promouvoir un orgueil national exacerbé, mais aussi d’incroyables machines à la puissance et aux performances démesurées par rapport aux capacités des pneumatiques de l’époque. Ainsi naquirent les fameuses "Silberpfeile" ou "Flèches d’argent" en französich.
Celle d’entre elles qui se trimbalait dans la benne d’un camion à destination de la Russie à la fin de la Seconde Guerre mondiale avait pourtant bien moins fière allure que l’appellation ne le laissait supposer. De passage à Zwickau, les troupes soviétiques n’avaient en effet pas oublié d’emporter tout ce qui paraissait avoir de la valeur, suivant les instructions du camarade Joseph bien décidé à se payer sur la bête des sacrifices consentis par son peuple durant le terrible conflit. C’est donc dans les usines qui allaient bientôt passer de la production de DKW et luxueuses Horch ou Audi à celle de prolétariennes Trabant que les soldats obéissant aux ordres du KGB récupérèrent une douzaine de voitures de course, dont une fabuleuse Auto-Union Type C/D.
Une saisie qui allait connaître une suite tragique, puisque lors d’une démonstration organisée sur une autoroute de la banlieue moscovite afin d’exhiber ces prises de guerre, l’Auto-Union faucha mortellement 19 personnes en quittant la route, démontrant qu’il fallait tout le talent d’un Bernd Rosemeyer -son pilote officiel de 1935 à 1938- pour maitriser les 520 Ch et 780 Nm de son 16 cylindres en V suralimenté. S’ensuivit l’interdiction de toute épreuve sportive automobile sur le territoire de l’URSS, ainsi qu’une condamnation à l’inactivité pour la fabuleuse machine, laquelle dura jusqu’en 1975. C’est en effet à cette date que fut ordonnée sa destruction, afin de faire place nette dans les locaux de l’usine moscovite de ZIL où celle-ci se trouvait. Evidemment, l’auto a survécu, mais il fallu toute l’obstination d’un certain Viktors Kulberg, président de l’Antique Automobile Club of Latvia alors récemment créé, et sans doute quelques billets distribués aux bonnes personnes pour que celle-ci échappe aux chalumeaux, quelques heures à peine avant l’exécution de sa condamnation.
Une vingtaine d’années ne fut pas de trop pour remettre patiemment en état la Bergrennwagen ainsi nommée en raison de sa configuration propre aux voitures de course de côte, jusqu’à ce jour de 1997 où elle eut droit aux honneurs d’une démonstration devant un large public, sur le circuit de Biķernieku tout près duquel ouvrit le musée. C’est Viktors qui prit alors le volant pour un run d’à peine 400 m, néanmoins suffisant pour agiter le landernau des collectionneurs, dont certains représentants parmi les plus fortunés ne tardèrent pas à faire parvenir de généreuses proposition au Club letton pour acquérir la monoplace jusqu’alors un peu oubliée. Toutes furent aimablement refusées, avant que le groupe Volkswagen ne rentre en lice une quinzaine d’années plus tard, avec une offre que le club ne pouvait pas refuser. Pas tant pour le nombre de zéros sur le chèque -qu’on devine tout de même conséquent- que pour la promesse du constructeur allemand de délivrer une réplique identique en tout point au musée.
L’auto qu’on admire de nos jours à Riga est donc une copie, mais conforme jusqu’au dernier boulon à l’original, réalisée par les ateliers de Crosthwaite & Gardiner dans le Sussex, dans lesquelles sont déjà passées plusieurs des Flèches d’argent encore "en vie". Mais elle est aussi l’incarnation d’une muse, puisque celle qui lui servit de modèle fut la raison d’être d’un musée qui n’aurait pas existé sans elle. Sans compter que celle-ci permit aussi la rénovation des lieux où s’expose désormais sa jumelle, en compagnie d’une collection caractérisée par son éclectisme entre modèles d’avant ou d’après l’une des deux guerres, d’origine modeste ou prestigieuse, venus de l’Est ou de l’Ouest.
S’y côtoient en effet une Stanley à vapeur de 1911, une Stutz BearCat de l’année suivante, une BMW 3/15 qui fut le premier modèle de la marque, des Renault 10CV 1928 ou Viva Grand Sport de 1938, ainsi que plusieurs Audi, Horch, BMW et Mercedes de la même époque. A l’étage, une incroyable Tatra 87 de 1949 me rappelle celle que j’ai coursée il y a des années sur les Champs-Elysées pour la prendre en photo, et qui fait paraître toute petite la DS19 qu’elle côtoie. Et bien sûr, ne pouvaient manquer les énormes limousines GAZ, ZIL ou ZIS, destinées au transport des apparatchiks des partis communistes de l’ex-bloc soviétique. Ce dernier est également représenté par des autos populaires comme une Trabant P50 (ancêtre des 601 qui arpentèrent Berlin Ouest à la chute du mur), la mignonne petite ZAZ 966 Zaporożec évoquant la NSU Prinz ou encore une étonnante Moskvitch 401/422 "Woodie" dont la carrosserie partiellement couverte de bouleau et contreplaqué permettait d’économiser l’acier qui faisait défaut dans les années d’après-guerre. Enfin, plusieurs exemplaires de "Ford-Vairogs" nous rappellent que Riga produisit sous licence des modèles du géant américain à partir de 1936 avant que l’occupation soviétique de la Lettonie ne mette fin à l’aventure industrielle quatre ans plus tard.
Impossible de toute les citer ici, mais avant de conclure, je ne puis résister au plaisir de mentionner une auto dont j’ignorais qu’elle était hébergée à Riga, même si je l’ai identifiée de loin. Il faut dire que la Rolls-Royce de Leonid Brejnev est facilement reconnaissable à son avant gauche sérieusement amoché, témoignant de ce que le secrétaire général du Parti communiste de 1964 à 1982 n’avait d’égal à sa passion pour l’automobile que ses médiocres talents de conducteur. Quelques-unes des autos qu’ils recevait en cadeau lors de visites officielles entre chef d’Etat en ont semble-t-il fait les frais, même si la Citroën SM offerte par la France en aurait réchappé. Ce n’est en revanche pas le cas de la pauvre Silver Shadow qu’il obtint de la Reine d’Angleterre, laquelle ne se remit jamais d’une sortie de route survenue dans les alentours de Zavidovo où se trouvait la dacha de Leo. Les mauvaises langues diront qu’elle fût victime du penchant de son propriétaire pour la bicarburation, même si en l’occurrence, ce n’est pas dans les durites d’alimentation qu’on trouvait l’éthanol…
Je m’en tiens donc là puisque vous savez désormais ce qu’il vous reste à faire à Riga, que vous y alliez à pied, à cheval ou en voiture…