20/05/2021 - #Renault , #Alpine , #Cupra , #Dacia , #Peugeot , #Seat , #Stellantis
180 degrés
Par Jean-Philippe Thery
C’est dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle que démarre cette chronique, pour s’achever dans la période bientôt post-Covid. Sans oublier de faire un tour en 1984…
C’est en novembre 1770 qu’eut lieu le premier accident automobile de l’histoire de l’humanité.
Avant de vous précipiter sur les commentaires de bas de page pour me signifier que le tricycle de Karl Benz ne vit le jour qu’en 1885 (sans même évoquer la charrette motorisée de Monsieur Delamare-Deboutteville, qui le précéda d’un an), laissez-moi vous rappeler qu’avant de s’adonner aux joies de la combustion interne, l’automobile avait goûté à d’autres sources d’énergie.
Eh non, ce n’est pas d’électricité dont il est ici question, même si celle-ci devança tout de même l’essence de pétrole de quelques années grâce à la Tilbury que Charles Jeantaud dévoila en 1881. Alors téléportons-nous plus d’un siècle auparavant à Vanves, dans la propriété de Nicolas-Joseph Cugnot. Ingénieur militaire de son état, Monsieur Cugnot eut l’idée de substituer à la force équine une machine à vapeur sur les caissons, ces pesantes voitures hippomobiles qui servaient au transport de pièces d’artillerie. Le fardier qu’il construisit en guise de prototype fut donc bien la première voiture automobile au monde. Mais c’était également un tricycle, grillant ainsi la politesse à Karl, et même une traction puisque c’est sur l’unique roue avant que s’exerçait la force motrice délivrée par une espèce de cocotte-minute surdimensionnée.
Et le festival des "premières" ne s’arrête pas là, puisque le lourd charriot de 2,8 tonnes (affichant une PTAC de 8 tonnes) fut également le protagoniste de la première collision impliquant un véhicule mu par ses propres moyens, et ce dès sa première sortie. Du moins si l’on peut qualifier ainsi le court trajet qui le mena de l’endroit où on l’avait laissé sans surveillance et chaudière allumée, jusqu’au mur qu’il défonça après s’être mis en route tout seul lorsque la pression fut suffisante. De là à affirmer que le fardier fut également précurseur de la voiture autonome, il n’y a qu’un tour de roue que je me garderai bien d’effectuer. Toujours est-il que malgré la coquette somme allouée à la remise en état de l’engin, le projet fut finalement abandonné lorsque l’armée qui l’avait jusqu’ici patronné lui coupa le nerf de la guerre.
Mais on n’arrête décidément pas le progrès, et les accidents automobiles reprirent dès le siècle suivant, à la fin duquel survint le premier épisode fatal. Lors d’une épreuve disputée en 1898 dans le cadre de la course Paris-Nice, le Marquis de Montaignac envoya dans le décor la Benz de Monsieur Montariol, alors qu’il tentait de lui serrer la paluche au moment de le dépasser. Tournant la tête par réflexe, sans doute pour vérifier la gravité de l’accident qu’il venait de provoquer, notre homme entraina la direction dans le mouvement et sa propre machine dans le même fossé. Moins chanceux que son concurrent qui avait réussi à sauter de sa voiture à temps, celui-ci fut écrasé par les 800 kg de sa Landry-Beyroux
Si la liste inaugurée par l’infortuné marquis s’est depuis considérablement allongée, il est évidemment impossible de connaître le nombre exact de ceux et celles qui la composent. Mais si l’on s’en tient au seul territoire français, on estime à 350.000 le nombre de victimes de la route depuis les années 60. Un décompte funèbre qui ne cessa d’augmenter année après année, jusqu’au triste record des 18.000 décès enregistrés en 1972, quand Johny chantait "comme si je vais mourir demain" et Polnareff "on ira tous au paradis". Autant dire que la sérieuse reprise en main opérée par la suite s’imposait, et qu’elle montra son efficacité puisqu’on dénombre désormais 3.500 tués par an, alors que le nombre de véhicules en circulation et de kilomètres parcourus à sérieusement augmenté. Et si je n’ai pas écrit "à peine", c’est que pour les familles concernées, c’est évidemment encore trop. Mais je m’autorise tout de même une certaine mise en perspective en rappelant que les accidents domestiques tuent six fois plus, soit 20.000 fois par an. Et non, je n’ai pas dit pour autant qu’il était plus dangereux de rester chez soi que de prendre la route.
Pour autant, toute initiative visant à diminuer encore davantage le nombre des accidentés de la route ne peut évidemment qu’être que la bienvenue. Or c’est précisément la raison invoquée par Renault pour justifier la décision annoncée le 23 avril dernier de limiter la vitesse maximale de ses véhicules (et ceux de Dacia) à 180 km/h. Notre constructeur national aura donc finalement réussi à boucler une forme d’alliance avec Volvo, qui a précisément mis en place cette même mesure sur ses propres voitures depuis 2020. Une décision qui s’inscrit dans le cadre de l’ambitieux plan entériné par le constructeur suédois en 2014, fixant justement à 2020 l’échéance à laquelle aucun occupant d’une auto de la marque ne devait plus mourir ou même être grièvement blessé (ne me demandez pas ce qu’il en est, je l’ignore).
Avec une part de marché frôlant tout juste le pourcent, et probablement en raison d’une image associée plus que tout autre constructeur à la sécurité, on ne peut cependant pas dire que Volvo a provoqué un grand émoi dans l’hexagone en bridant ses véhicules. Mais il en va différemment de Renault, dont nombre de nos compatriotes se sentent -au moins affectivement- un peu actionnaires, et qui a donc provoqué des réactions aussi nombreuses que contrastées, entre partisans et détracteurs du castrage électronique. D’autres encore ont choisi la voix du sarcasme en exprimant leur doute sur la capacité des modèles de la marque à atteindre la vitesse qu’il ne pourront bientôt plus dépasser. Mais ceux-là seraient sans doute surpris de savoir tout ce que Renault peut faire pour leur permis, que je n’ai pas manqué de vérifier. Car si la Twingo a besoin des 100 ch de la version la plus puissante du 0.9 Tce pour atteindre les 182 km/h, tous les autres modèles de la gamme VP disposent de motorisations leur donnant accès au seuil symbolique des 200 km/h voire bien plus, sans même recourir aux versions sportives.
Les plus fâchés sont sans doute les amoureux de la bagnole, qui avaient vu dans l’arrivée de Carlos Tavares, puis de Luca de Meo à la tête des groupes automobiles français l’avènement de deux des leurs, et la victoire des "car guys" sur les compteurs de flageolets. Et si le patron de Renault, contrairement à son homologue de Stellantis, n’enfile pas la combinaison pour arsouiller sur les pistes en fin de semaine, on lui doit tout de même d’avoir fait du simple label sportif de Seat une véritable marque, dont le seul modèle bridé monte à 250 km/h avec la Cupra Formentator 2.0 TSI VZ 310ch DSG 4Drive. Mais depuis, Carlos a froidement sacrifié la descendance des RCZ et autres Peugeot 308 GTi sur l’autel de la rentabilité, et Luca nous fait le coup des 180 km/h, à moins qu’il ne s’agisse de 180°, en forme de véritable tête-à-queue idéologique.
Sauf qu’on ne tient pas les rênes du troisième constructeur européen comme on dirige une marque de niche, dont le véritable équivalent au sein du Groupe Renault est Alpine, qui n’est justement pas concernée par l’apocryphe bridage. Voilà qui règle au passage le sort des modèles Renault Sport, lesquels avaient suscité beaucoup d’inquiétude à l’annonce de la mesure mutilatrice, mais dont on a depuis appris qu’ils seront siglés du A fléché. Et l’exemption dont ceux-ci bénéficient est facile à justifier, que ce soit en raison du marché allemand et des 52% de son réseau autoroutier libres de toute limitation, ou des clients habitués à tourner sur circuit, même si on se gardera bien d’indiquer combien ils sont réellement à fréquenter les track days.
Mais revenons plutôt au vrai sujet de la sécurité routière, à laquelle Renault prétend donc apporter sa contribution en capant la Vmax de ses véhicules. Au cours de son allocution, Luca de Meo n’a pas manqué de rappeler que la vitesse "représente plus d’un tiers des causes d’accidents mortels", reprenant ainsi le constat établi par l’OISR (Observatoire National Interministériel de la Sécurité Routière) que je n’ai aucune intention de contester ici, et auquel je ferai donc semblant de croire le temps de cette chronique. En fait, je compte même apporter ma modeste pierre à l’édifice, par un petit calcul dont je vous prie de bien vouloir me pardonner par avance le caractère un tant soit peu macabre.
Admettons qu’un quart environ du parc automobile français soit composé de véhicules Renault, et que ceux-ci "participent" dans les mêmes proportions aux accidents routiers. Sur une période d’un an, 500 des 2.000 victimes d’un accident fatal circulant à bord d’une voiture particulière ou d’un utilitaire léger se trouvaient donc à bord d’un véhicule de la marque, dont environ un tiers en raison d’une vitesse excessive. Les 165 individus concernés constituent donc le potentiel de vies épargnées par un dispositif embarqué, même s’il faudra tout de même attendre une vingtaine d’années pour qu’il soit pleinement efficace, correspondant à la durée nécessaire au renouvellement du parc. Mais après tout, et s’agissant d’un sujet aussi important, rien n’interdit de prendre des décisions à long terme.
Mais il y a tout de même une mouche dans la pommade, puisque le dispositif que Renault s’apprête à mettre en place ne peut éviter que les accidents survenus au-delà de 180 km/h. Ou pour être totalement rigoureux, ceux dont les protagonistes évoluaient au-delà de cette allure avant le choc fatidique, puisque rien n’interdit de freiner avant de s’enrouler autour d’un arbre. Voilà qui réduit sérieusement le champs des possibilités, d’autant plus que l’OSIR lui-même, après avoir rappelé qu’une vitesse "excessive ou inadaptée aux circonstances" constitue la première cause d’accidents mortels, reconnaît tout de même que "ce facteur intervient plus souvent que la moyenne sur les routes limitées à 70 km/h" et "qu’il est moins présent sur les autoroutes limitées à 130 km/h". C’est d’ailleurs sans doute la raison pour laquelle on ne recense sur ces dernières que 4% des tués alors que s’y effectuent 15 % des kilomètres parcourus. Autrement dit, la grande majorité des crash imputés à la vitesse se produisent à une allure inférieure à la limitation légale la plus élevée, très en dessous de celle à laquelle Renault veut contenir ses véhicules.
Faute de données, mon petit exercice statistique en restera là. Mais on imagine volontiers que le potentiel de réduction du nombre d’accidents permis par une limitation à 180 km/h de la vitesse de pointe des Renault reste tout de même très modeste. Et voilà donc une bien curieuse décision, qui ne satisfera ni ceux qui refusent de voir brimer le potentiel de leur machine, quand bien même ils ne l’exploiteront jamais, ni les "gardiens de la loi" qui auront beau jeu de faire remarquer l’inutilité d’un dispositif ne correspondant pas aux textes en vigueur. Alors que les uns auraient préféré une limitation de vitesse sur autoroute relevée à 180 km/h, les autres militeront plutôt en faveur d’un limiteur à 130 km/h.
A moins que je ne sois passé à côté d’un truc.
Parce que s’il a logiquement polarisé les attentions, le limiteur de vitesse n’est pas venu tout seul, mais accompagné d’un "Safety Coach", système qui constituera probablement pour l’automobiliste ce que le garde-chiourme était au forçat. En résumé, ce charmant dispositif a pour mission de remettre le conducteur dans le droit chemin chaque fois que celui-ci s’en éloigne d’un chouïa. Supposez par exemple, que vous abordiez un rond-point ou un virage à une vitesse "inadaptée". Eh bien votre nouvel ami électronique qui sait lire les panneaux autant que détecter les vitesses autorisées par GPS interposé, prendra l’initiative de ralentir votre véhicule jusqu’à ce que sa cadence redevienne compatible avec l’ordre moral et les limites légales. Pourvu de capteurs inquisiteurs, celui-ci est capable de repérer les conditions météorologiques, la densité de la circulation qui vous environne, et même votre niveau d’attention, afin de prendre les mesures qui s’imposent à votre conduite. Bref, Madame Perrichon is watching you. L’inflexible présidente de la Ligue contre la violence routière devrait être satisfaite, elle qui appelle de ses vœux la mise en place de ce genre de système depuis longtemps. Ou plutôt non d’ailleurs, puisque Madame Perrichon n’est jamais satisfaite.
Bon, je vous épargne le descriptif complet des aptitudes du Safety Coach, parce que je sais que nombre d’entre vous me lisent au petit déjeuner, et que je ne tiens pas à leur gâcher davantage la journée. Mais reconnaissons que face aux perspectives inquiétantes qu’ouvre un tel gadget, le bridage de la vitesse finale de nos autos à 180 km/h parait presque raisonnable, et qu’il n’interviendra sans doute jamais pour une grande majorité des automobilistes.
Dis Monsieur Renault, si j’accepte le limiteur dans ma voiture, tu m’enlèves le reste ?