26/09/2024 - #Renault , #Ford
Tribune de Luca de Meo, CEO de Renault et président de l'ACEA, dans Il Sole 24 Ore
Par Tribune
Nous publions ci-dessous l'intégralité de la tribune parue hier dans Il Sole 24 Ore dans laquelle Luca de Meo plaide pour un rôle de chef d'orchestre des autorités publiques dans le management de la transition énergétique. Pour l'industrie automobile, il retient du rapport de Mario Draghi deux idées. Celle d'une "collaboration étroite entre la science, les régulateurs et les acteurs économiques pour décider des standards technologiques européens sur lesquels travailler et l'encouragement des formes de collaboration intra- et inter-sectorielles". Et aussi, l'encouragement au développement de véhicules " plus compacts et plus légers" qui souffrent des règlementations.
Pour que l'Europe sorte la tête haute de la phase délicate où elle se trouve, il est temps de travailler en équipe et d’investir dans l'innovation. Voilà, pour faire court, le message que je voudrais passer.
Le premier mérite de ce travail de titan est de prendre en compte la mesure et l’ampleur du défi. Je me réjouis de voir à nouveau souligné l’importance de notre secteur : l'industrie automobile reste "l'un des moteurs industriels de l'Europe". On parle ici de 8 % du PIB de l'UE, d'1/3 des dépenses privées de R&D et de 13 millions d'emplois. Sans l'automobile, par exemple, l'Europe se retrouverait avec une balance commerciale structurellement déficitaire.
Or, au cours des dix dernières années, le centre de gravité du marché automobile mondial s'est déplacé vers la Chine, qui représente à elle seule 30% du marché mondial et 60% du marché des véhicules électriques. Notre manque de compétitivité n'est pas seulement due aux coûts de l'énergie et du travail : le système européen investit 2 à 3 fois moins dans l'innovation technologique que nos concurrents, nous le faisons de manière moins coordonnée et moins convergente vers de grands projets. L'absence d'un marché unique des capitaux nous rend moins attrayants pour les investisseurs et l'argent des Européens va trop souvent vers d'autres centres financiers. Le rapport Draghi souligne la nécessité d'une approche plus collaborative entre les nations, les secteurs et les entreprises. Dans l'industrie automobile, nous le constatons tous les jours depuis des années. En effet, c'est en jouant un sport d'équipe que les Etats-Unis, lors de la révolution numérique, et la Chine dans cette transition vers la voiture électrique, ont gagné la partie. C'est dans la capacité à créer des écosystèmes que les défis concurrentiels, par nature transversaux aux industries et aux géographies, peuvent être relevés.
L'Europe doit de toute urgence se remettre à parler de stratégie industrielle, comme cela est constamment évoqué dans le rapport Draghi, et le secteur automobile pourrait et devrait être l'un des premiers à en bénéficier. Dans un monde où les Etats-Unis ont su stimuler l'innovation et où la Chine a su la planifier, l'Europe s'est souvent contentée de la réglementer. Bien sûr, l'innovation est "avant tout" de la responsabilité des entrepreneurs, elle est fonction de de leur courage et de leurs investissements, mais en ces temps difficiles, le rôle des pouvoirs publics est crucial. C'est un changement de paradigme dont il est question, d’une vision holistique où le plan, l’incitation et les règles du jeu prennent une importance égale. Cela n'a pas été le cas au cours des cinq dernières décennies dans l'industrie de notre continent. À titre d'exemple et d'actualité, j'ai souligné ces derniers mois, en tant que représentant de l'association des constructeurs (ACEA), la prolifération excessive et le caractère parfois punitif des réglementations, qui nous obligent à consacrer jusqu'à 25% de nos ressources à la R&D pour nous y conformer. On ne peut que saluer la proposition de Mario Draghi de simplifier et de vérifier la cohérence de toutes les réglementations affectant le secteur automobile, selon un calendrier pertinent.
L'urgence d'une plus grande flexibilité dans la mise en œuvre des réglementations, comme c'est le cas dans tout processus stratégique, est évidente quand on voit les difficultés qu'éprouve toute l'industrie à atteindre ses objectifs de réduction de la moyenne des émissions pour l'année prochaine.
La réglementation dite Corporate Average Fuel Economy (CAFE 2025), adoptée sans étude d'impact, sur la base de données datant de 2016 et d'hypothèses très optimistes de croissance du marché électrique, ne prévoit aucun mécanisme d'ajustement, n'intègre aucun principe de conditionnalité à sa base, laissant le dernier maillon de la chaîne de valeur, les constructeurs, seuls face aux échéances et aux amendes.
Je vous assure qu'aucun de mes collègues à la tête d'entreprises automobiles ne remet en cause l'objectif de décarbonation des transports : la meilleure preuve en est que nous investissons 250 milliards d'euros d'ici 2030 dans la transition écologique. Mais il faut aussi reconnaître que l'Europe dans son ensemble n'a pas encore trouvé le moyen de mettre la main sur l'approvisionnement en matières premières et rares nécessaires, que nous n'avons pas encore la capacité de les raffiner sur place, que les projets de Gigafactories tardent à se concrétiser, tout comme l'installation des infrastructures de recharge. Tout cela sans même pouvoir compter sur certaines incitations publiques à l'achat, puisque nous sommes dans une période où les gouvernements devront privilégier l'équilibre des comptes. Nous abordons 2025 avec un marché de la voiture électrique qui est à la moitié de ce qu'il devrait être, et ce sans visibilité sur les mesures de stimulation de la demande, et surtout avec l'épée de Damoclès des amendes de plusieurs milliards, alors que nous, l’industrie automobile, sommes sur le point de lancer pas moins de 86 nouveaux modèles de voitures électriques en 24 mois. Voilà un cas concret où l'Europe pourrait donner un signal de pragmatisme et montrer sa capacité à soutenir la transition en regardant l'objectif, et non l'échéance.
En remettant les mots stratégie et industrie au centre du débat, le rapport de Mario Draghi place enfin les autorités dans le rôle de chef d'orchestre qui devrait être le leur. Parmi les nombreuses bonnes idées, deux me semblent pouvoir avoir un impact particulièrement significatif sur notre industrie : une collaboration étroite entre la science, les régulateurs et les acteurs économiques pour décider des standards technologiques européens sur lesquels travailler et l'encouragement des formes de collaboration intra- et inter-sectorielles. Cela nous permettrait de gagner en rapidité, en échelle et de réduire les investissements et les coûts. C'est exactement ce que font les Chinois depuis 15 ans. La deuxième idée est aussi un peu mon combat : si nous voulons réduire l'impact des transports, nous ne devrons pas seulement nous déplacer en électrique, en hybride ou en hydrogène, nous devrons choisir de nous déplacer avec des véhicules plus compacts et plus légers. Le segment des petites voitures est celui qui a le plus souffert des réglementations, à tel point qu'il nous est devenu très difficile de produire des véhicules compacts de manière rentable. L'offre et le segment se réduisent, le prix d'entrée sur le nouveau marché a augmenté de 60% en 10 ans. Ce phénomène explique en grande partie la délocalisation de certaines usines vers le sud de la Méditerranée et en Europe de l'Est, et explique également pourquoi la France, l'Italie et l'Espagne, autrefois grands producteurs d’automobiles, se sont vidées. Henry Ford, en lançant la Ford T, la première voiture produite en série au monde, a déclaré : "Il n'y a de véritable progrès que lorsque les avantages d'une technologie sont accessibles à tous.". Il disait cela alors qu'il pouvait, grâce aux bénéfices, payer ses employés jusqu'à 3 ou 4 fois plus que ses concurrents, qui devinrent ses premiers clients. Une grande leçon, d'une grande actualité.
Merci au professeur Draghi d'avoir remis les pendules à l'heure et d'avoir éclairé le tableau. Et maintenant, tous ensemble au travail !
Luca de Meo