10/11/2022 - #Renault , #Volkswagen Vp , #Dodge , #General Motors , #Nissan , #Opel , #Peugeot , #Skoda , #Fiat , #Ford , #Seat
Gueule de bois
Par Jean-Philippe Thery
Aujourd’hui, je vous parle d’automobile populaire européenne et de lendemains qui déchantent…
Le bruit des pneus torturés au freinage puis le vacarme sourd, caractéristique de la collision.
Au bruit, j’ai tout de suite compris que c’était sérieux. Aussi me suis-je extirpé au plus vite de l’habitacle pour constater les dégâts, non sans avoir poussé un juron bien senti. Venant à ma rencontre, le type qui venait d’oublier de freiner ce matin-là sur l’A13 cru bon de se justifier après avoir propulsé la voiture qui était arrêtée derrière moi dans le hayon de la mienne. "C’est la première fois que ça m’arrive", invoqua-t-il en guise d’excuse. "Et c’est supposé me consoler ?", lui décochai-je en retour, passablement énervé en avisant la carrosserie dévastée de mon auto.
Quelques jours plus tard, le verdict tombait, sous la forme d’un méchant acronyme : VEI pour véhicule économiquement irréparable. L’expert mandaté par l’assurance avait signé le certificat de décès de ma petite Fiesta.
Vous aurez sans aucun doute perçu ce que l’adjectif "petite" comportait d’affectif. Il faut dire que cette voiture-là, c’est ma grand-mère qui l’avait achetée neuve en 1979, et que j’y avais usé quelques fonds de culottes au gré de plusieurs milliers de kilomètres effectués sur la banquette arrière, avant de la récupérer pour mon usage quelques années plus tard.
Dans les années 90, alors que je m’en servais au quotidien, son état était à ce point irréprochable que j’avais lancé crânement "vous ne trouverez rien" aux quatre policiers qui avaient entrepris de jouer aux agents du contrôle technique un soir dans Paris. Et de fait, ils durent s’avouer vaincus malgré des recherches approfondies. J’avais pourtant abusé de l’insolence ce jour-là en répondant à la jeune fonctionnaire assermentée qui, carte grise du véhicule en mains, me demandait si j’en étais le propriétaire : "Parce que vous trouvez que j’ai une tête à m’appeler Suzanne ?". Ma grand-mère avait bien rigolé quand je lui ai raconté l’épisode, même si pour la forme, elle avait cru bon de me tancer un peu.
Avec son moteur Valencia 957 cm³ basse compression développant gaillardement 40 chevaux (et non pas Kent comme on le croit volontiers), accouplé à une boite BC 4 rapports, ma Fiesta toute première génération faisait preuve d’une étonnante vivacité, du moins en ville. Peut-être à cause de la conception "supercarré" du petit bouilleur perdu dans un compartiment moteur trop grand pour lui -avec un alésage de 74 mm pour une course de 56 mm à peine- et sans doute aussi grâce aux 730 kg de l’engin en ordre de marche. Sans oublier le bruit joyeux qui s’échappait par un tuyau au diamètre rikiki avec les gaz issus de la combustion, contribuant grandement à la sensation de performance.
Avec une tenue de route pas toujours rigoureuse -ou peut-être à cause d’elle- l’auto n’en n’était pas moins particulièrement rigolote à conduire, transformant mes séances de navettage journalières en autant de moments de plaisir, au cours desquels j’avais appris à manipuler la tige miniaturisée servant de commande de boîte avec un art consommé, compensant par l’habitude des verrouillages à la précision toute relative.
Bref, j’aimais ma petite auto, y compris pour ce que certains considéraient comme défauts ou limites inhérentes à sa conception économique, mais que j’envisageai comme autant de traits de personnalité.
C’est Henry Ford II himself qui signa le projet "Bobcat" en 1972, lequel devait aboutir à la commercialisation d’une automobile populaire à carrosserie hatchback et 3 portes, destinée à concurrencer entre autres- les Renault 5, Fiat 127 et Peugeot 104 qui faisaient alors le bonheur de nombreux automobilistes européens, bientôt rejointes par la Volkswagen Polo. L’importance du projet justifia l’édification d’une usine toute neuve en Espagne, expliquant sans doute l’origine d’un nom particulièrement bien choisi, même si à la dernière minute et négocié sans contrepartie financière auprès de General Motors qui en était le propriétaire. Et bien qu’elle ne fût pas toujours la meilleure en prestations dynamiques, la Fiesta représenta un succès commercial sans doute inégalée dans l’histoire européenne du constructeur américain. Au cours des sept générations qui suivirent, la représentante de l’ovale bleu dans le segment B appris également à se comporter sur l’asphalte, au point de devenir une référence en matière de tenue de route, après avoir semble-t-il "benchmarqué" Peugeot sur ses bases roulantes.
Mais tout ça, c’est bientôt fini. Parce que le 26 octobre dernier, Ford Europe a annoncé que la Fiesta huitième du nom - Mark VIII selon la terminologie maison- n’aurait pas de remplaçante lorsque sa production cessera définitivement en juin 2023. Et que "Farewell Fiesta", le petit film un brin émotionnel concocté par la marque pour l’occasion recoure à de nombreuses images d’archives ne fait en ce qui me concerne que remuer le couteau dans la plaie des nombreux souvenirs que j’ai construits avec ce modèle.
Avant celle piqué à ma grand-mère, il y eu d’ailleurs la Mark III rouge fonctionnant au Mazout à bord de laquelle j’effectuais mes premiers tours de roue officiels, sous la supervision de Geneviève, monitrice sympathique mais un peu déjantée de l’Auto-école de Sainte-Foy-lès-Lyon, avec qui je finis par obtenir mon permis de conduire. Après une première tentative ratée, celle-ci refusa carrément de me donner les leçons supplémentaires que je lui réclamais, indiquant qu’elle n’avait plus rien à m’apprendre. Et comme j’insistais, elle fini par m’accorder une séance gratuite de deux heures la veille de l’examen, expliquant qu’en ma compagnie elle se baladait plutôt que de travailler. Mon égo et mon portefeuille lui en furent extrêmement reconnaissants. Avec tout ça, autant vous dire qu’en ce qui me concerne, l’annonce de Ford sonne comme une deuxième mort pour la Fiesta.
Evidemment, on cherche à désigner les coupables. A commencer par les SUV, affreux fossoyeurs de ces berlines qui n’intéressent plus les constructeurs américains à l’exception de Dodge (avec le soutien indéfectible de Bertrand "Mopar" Rakoto). Mais il faut bien reconnaître que si le genre suscite des réactions allergiques auprès des opposants à l’automobile comme de ses passionnés, rien ne semble entraver le succès que rencontrent les modèles concernés, qui se construit effectivement au détriment des voitures basses.
Mais les SUV ne doivent pas être tenus pour seuls responsable, puisque le constructeur lui-même pointe du doigt l’électrification. C’est ainsi qu’on aperçoit à la fin de la vidéo d’adieu le nouveau Puma auquel est dévolu le rôle de donner suite à l’histoire. Pas sûr que ça console les amateurs de la petite berline, même si le discours se comprend au regard de la stratégie du constructeur.
Quelque chose me dit pourtant que les "camions légers" -électriques ou pas- ont bon dos, d’autant plus que ces véhicules-là ne représentent évidemment pas une véritable alternative aux petits hatchback des segments A et B. Une catégorie assurément menacée, qui si elle appartenait à l’espèce animal verrait sans doute son statut passer de "vulnérable" à "en danger", voire "en danger critique" selon la classification de l’UICN (Union internationale pour la Conservation de la Nature). Et je ne suis pas certain qu’il faille nécessairement s’en prendre aux habituels suspects pour expliquer la disparition des Peugeot 108, Citroën C1 ou des Opel Karl et Adam, ni pour justifier que du côté de Wolfsburg, on passe à bizarrement à autre chose lorsque la discussion porte sur le sort de la Polo ou de ses cousines de chez Seat ou Skoda. Bref, si le small est de moins en moins beautiful chez les constructeurs automobiles, je crois bien que c’est le progrès qui en est le premier responsable.
Une telle sentence m’impose une mise en garde circonstanciée si je ne veux pas passer pour un boomer indécrottable. Pour amateur d’automobiles d’un autre âge que je sois, je n’en suis en effet pas moins adepte de l’évolution technologique, particulièrement quand ses bénéfices touchent à l’efficacité de nos chères automobiles en matière d’émissions, ainsi qu’à la sécurité de ses occupants. Mais il me semble que la disparition d’un certain nombre de modèles d’accès à l’automobile neuve démontre qu’en l’espèce, le progrès risque plutôt de tuer le progrès, quand les normes mises en place en son nom représentent une part grandissante du coût d’une voiture, au point qu’il n’existe plus de différence significative entre les "prix de revient fabrication" (le sacro-saint PRF) de véhicules des segments A, B et C, ou du moins plus suffisamment pour justifier une différence de tarif cohérente.
C’est donc précisément pour en assurer une meilleure diffusion qu’il m’aurait semblé préférable de constituer une catégorie de petites voitures soumise à des contraintes légales moins sévères en matière de sécurité et d’émissions moteur. Je sais, ça paraît aller à l’encontre du but recherché, et ça fera bondir ceux qui m’objecteront que les acheteurs les moins fortunés -ou qui font le choix de restreindre leur budget automobile- ont droit aux mêmes avancées que les autres. Un plaidoyer sur le principe difficile de réfuter, mais qui ne me paraît pourtant pas résister à l’épreuve de la réalité. Parce qu’en dehors du fait qu’un texte ne saurait de toutes façons garantir une telle égalité (à normes égales, on sera toujours plus en sécurité dans une plus grande voiture), à quoi bon imposer les mêmes normes pour tous si leur coût les rend inaccessible à une partie significative des acheteurs potentiels, contribuant à faire disparaître les modèles d’entrée de gamme ? Sur le sujet, j’aurais tendance à prioriser la diffusion plutôt que l’exigence.
La disparition de la petite Ford n’est une bonne nouvelle pour personne. Pas même ses concurrents, qui soumis aux mêmes contraintes, finiront sans doute eux aussi par jeter l’éponge. A moins qu’ils ne choisissent comme Nissan avec la future 6e génération de Micra, de passer avant terme au tout électrique. Encore faudrait-il que les tarifs de la petite Japonaise et de celles qui auront suivi la même voie ne les rendent pas inaccessible aux typologies de clientèles auxquelles s’adressaient leurs devancières. Sinon, il ne restera à ces automobilistes éconduits par un marché en passe d’élitisation qu’à se tourner vers l’occasion, en admettant que les ZFE leur en laisse l’opportunité.
Décidément, les lendemains de Fiesta filent la gueule de bois. Pour une industrie qu’on disait de volume contrainte à une montée en gamme imposée, et surtout pour de futurs ex-acheteurs de voitures neuves qui non seulement n’auront plus accès à l’automobile zéro-kilomètres mais qui sont également pour certains en droit de se demander comment ils assureront leurs futurs déplacements.
En bref, des gens comme l’était ma grand-mère.