21/10/2020 - #Renault , #Tesla , #Audi , #Buick , #Byton , #Chrysler , #Honda , #General Motors , #Opel , #Fiat , #Cadillac
Ecran total
Par Jean-Philippe Thery
Aujourd’hui, je vous invite à regarder le futur en face, droit dans les pixels. En souhaitant néanmoins que le progrès nous fasse vraiment progresser, dans tous les sens du terme. J’ai loué une voiture, et ça s’est mal terminé.
Tout ça pour l’avoir garée sur l’Avenida Vieira Souto qui longe la plage d’Ipanema, afin de profiter d’un brunch dominical en bord de mer. Dit comme ça, c’est évidemment supposé vous faire envie. Mais la petite séance de nargue s’arrête tout net, puisque je n’ai pas retrouvé l’auto en sortant. A voir le bal savamment orchestré des camions de la "Prefeitura" s’occupant de vider des places pourtant habituellement autorisées, j’ai très vite compris de quoi il retournait. Voilà ce qui arrive quand un maire incompétent décide d’interdire le stationnement en bord de plage pour y éviter les attroupements propagateurs de virus. Evidemment, l’endroit était aussi noir de monde qu’à l’accoutumée, et la fourrière en a bien profité.
De toutes façons, ça avait mal commencé entre nous. Durant tout le voyage effectué la veille jusqu’à Itaipava (située dans les montagnes au-dessus de Rio), j’ai vainement tenté de régler le débit et la température de l’air conditionné, en oubliant rapidement toute ambition quant à la répartition des flux dans l’habitacle, tant c’était compliqué. Ce faisant, j’ai navigué en permanence entre le seul bouton disponible pour la fonction intitulé "AC Auto", et des commandes (in)accessibles par l’écran tactile, mais totalement dépourvu de tact.
Le premier faisait souffler le compresseur à fond dans un vacarme tintamarresque en distribuant un air moyennement rafraichi, alors que le moindre effleurement sur l’écran provoquait la quasi-extinction du bidule. Durant tout le trajet, l’ambiance a bord a donc alterné entre la chambre à peine froide mais assourdissante et le sauna silencieux, mais pas vraiment zen.
Du modèle, je n’ai pas grand-chose à dire, si ce n’est que malgré le "bizarronyme" qui le désigne, on peut s’y assoir et même très bien. Celui-ci est en effet confortable, doté d’une base roulante faisant preuve d’un dynamisme agréable sur le type de route tournoyante et mal revêtue ayant constitué une bonne moitié de mon parcours, même si on l’appréciera surtout en descente, en raison d’un ensemble moteur-boîte du genre léthargique. Dommage que ces qualités aient été gâchées par le genre d’incongruité ergonomique dont on admettra néanmoins volontiers qu’elle ne constitue pas l’apanage du spécimen en question.
En témoigne l’infortune de ce pauvre automobiliste allemand ayant accidenté sa Tesla 3 toute neuve sur l’autobahn en mars 2019, alors qu’il cherchait désespérément à augmenter la vitesse des essuie-vitre par pluie battante, en fouillant dans les menus de l’interface multimédia. En plus de refaire la carrosserie de son auto sur les arbres du bord de route, celui-ci a également dû s’acquitter d’une amende de 200 euros et rendre son permis pour un mois, au motif qu’on ne joue pas avec un écran tactile en roulant, fût-il le seul moyen d’actionner ce qui constitue pourtant l’une des fonctions essentielles d’une l’automobile.
Les mômes d’aujourd’hui sont fascinés par les écrans interactifs, alors que ceux de mon âge (les vieux quoi) avaient tout juste droit à la contemplation passive de la tévé, en couleurs depuis 1967. Le seul truc un peu participatif dont je me souvienne, c’est le Télécran, engin bizarre doté de deux boutons rotatifs déplaçant une pointe permettant de dessiner sur une vitre chargée de poudre, et qu’on secouait pour réinitialiser.
En dehors du fait un peu inquiétant qu’il reprenait le nom des télévisions espions imaginées par Georges Orwell pour 1984, l’objet était en fait totalement inutilisable. Pas étonnant donc, que les gens de ma génération, qui servaient de télécommande au téléviseur des parents ("mets-nous FR3") regardent avec stupéfaction les bambins d’aujourd’hui manipuler les téléphones portables et autres tablettes comme s’ils s’en servaient déjà dans le ventre de leur mère. J’imagine la tête de ces derniers, ou celle de leur grand frère ou grande sœur ado si on leur montrait le tout premier écran tactile embarqué dans une voiture.
Merci d’ailleurs d’accueillir la Buick Riviera 1986. Un coupé 2 portes au profil un peu bizarre, en raison de porte-à-faux démesurés et d’un panneau de custode s’arrêtant abruptement dans l’axe de la roue arrière, sans compter un certain nombre d’équipements pour le moins kitchounets. Selon les versions, l’acheteur pouvait ainsi disposer d’enjoliveurs de roues imitant une jante à rayon, d’une peinture biton, d’un toit en vinyle blanc, ou d’un intérieur rouge criard avec sièges velours.
En revanche, la calandre chromée type "cascade" propre à la marque, ainsi que l’emblème saillant de capot prêt à empaler le piéton étaient de série. Et ce n’est pas la mécanique qui relèvera le tout, avec ses 140 chevaux maigrichons mais gloutons, produits par un V6 3.8 tristement culbuté, apparié à une boite automatique sûrement très bien sous tous rapports, mais pas plus de 4.
Sauf que la "Biououik" disposait du GCC. L’appellation "Graphic Control Center" vous semblera sûrement aussi absconde que l’acronyme, mais il est ici question du précurseur des écrans tactiles disponibles dans une voiture de série. Je vous sens d’un coup moins moqueur, même si certains feront la moue devant l’affichage noir et vert, signalant la présence d’un tube cathodique. Et pourtant, non seulement le GCC offrait un temps de réponse à faire pâlir bien des systèmes actuels, mais il disposait également de fonctionnalités loin d’être ridicules.
En plus d’afficher diverses informations relatives au moteur, il permettait évidemment de régler la radio (y compris l’égaliseur typique d’alors), mais aussi l’air conditionné. S’y ajoutaient une fonction "diagnostic" pour s’assurer que tout allait bien à bord, et un "pense-bête" permettant de programmer des rappels récurrents ou pas, n’ayant presque rien à envier à votre agenda Outlook.
En plus de la Riviera, les Reatta et l’Oldsmobile Toronado Trofeo héritèrent également du système en 1989, dans une version colorisée pour cette dernière. Au vu de l’insistance des cadres de General Motors à le leur proposer, on se dit que les clients ont dû adorer le joujou. Eh bien non ! Figurez-vous que ces ingrats l’ont trouvé difficile à manipuler et même dangereux, puisqu’obligeant le conducteur à quitter les yeux de la route, notamment s’agissant de régler la Clim.
Tiens donc ! Ce n’est donc pas un hasard si le manuel de bord conseillait de "se familiariser avec le GCC avant d’intégrer la circulation", ni si les touches sensitives permettant d’accéder aux 6 menus ont été remplacées dès 1987 par des vrais boutons en plastoc, et encore moins si tout le bazar a été remballé définitivement 5 ans après son lancement.
Pionnière des écrans embarqués, GM ne fut cependant pas la seule à prêcher le cathodique à bord des voitures. La même année que la Riviera, Aston-Martin remplaçait le tableau de bord digital de sa limousine Lagonda -une première à son lancement en 1976- par une nouvelle version faisant appel à cette technologie. Mais les eighties, c’était aussi l’époque ou l’engouement suscité par la Pontiac Firebird Transam de la série "K2000" a sans doute laissé croire aux constructeurs que son cockpit constellé de diodes et autres commandes luminescentes montraient la voie à suivre.
Nombreux furent les modèles concernés, même si vous les avez probablement oubliés, parmi lesquels on citera de manière non exhaustive les Chrysler Impérial 81, Mercury Cougar 85 ou Corvette C4 chez les Américains, l’australienne Holden Calais 85, les Fiat Uno Turbo et Alfa 90 venues d’Italie, ou encore les Opel Kadett GSI et le Coupé Audi Quattro originaires d’Allemagne. A contrario, je ne doute pas que certains d’entre vous se remémorent l’inoubliable Renault 11 TXE Electronic dotée d’un synthétiseur de parole plutôt bavard et sa cousine 21 TXE.
Et puis… plus rien. Sont ensuite revenus les bonnes vieilles aiguilles orange, les chiffres letrasetés et les compteurs à cerclage chromé. Peut-être parce que les premières instrumentations électroniques étaient trop en avance sur leur temps, ou qu’elles n’apportaient au contraire pas de véritable avantage client en dehors de l’expression d’une certaine modernité.
A moins que David Hasselhof qui incarnait le héros humain de K2000 n’ai pris un petit coup de vieux, comme semblent le montrer les deux tentatives de retour peu glorieuses du personnage, dans un téléfilm en 1991 et une nouvelle série en 2008. Sans doute parce qu’il est difficile de faire rêver les jeunes générations avec des trucs techniquement proches d’une réalité promise pour très bientôt.
Evidemment, l’affichage électronique est tout de même vite revenu, bien que progressivement. Les vignettes LCD rectangulaires à fond orange puis blanc ont dans un premier temps conclu une alliance discrète avec les compteurs traditionnels, avant de les envahir chaque fois davantage en épousant leur forme, comme dans le cas de la Citroën C5 de deuxième génération, ou du compteur de vitesse de la Mercedes W212, quatrième Classe E du nom. Mais tout cela appartient au passé, puisque c’est désormais à une véritable tabletisation de nos habitacles que l’on assiste depuis peu.
Tesla y a évidemment largement contribué, avec ses Ipad à l’échelle 1,5 ou plus, occupant la console centrale de ses trois modèles. Pour autant, les voitures d’Elon n’adhèrent pas encore à la nouvelle tendance qui voit fusionner en un seul bloc le combiné instrumentation et ce qui constituait il y a encore peu l’écran central de navigation, à l’instar de la véritable dalle adoptée par l’ensemble de la gamme Mercedes.
Audi y viendra peut-être un jour, dans une prochaine version de son système MMI (Multi Media Interface), qui se contente aujourd’hui de pratiquer l’échangisme électronique, puisqu’il permet de transférer le visuel de la navigation devant les yeux du conducteur, ce qui est loin d’être bête quand on est complètement paumé.
Quelle que soit la configuration, je plains de toutes façons les allergiques aux écrans. Le futur proche de nos habitacles pourrait en effet bien ressembler à celui de la M-Byte, premier modèle de Byton, mais aussi peut-être le dernier si les craintes suscitées par l’état de santé de la start-up chinoise se confirment. Avec un écran de 48 pouces incurvé, c’est une véritable planche de bord à bord qui s’y étale devant les passagers avant, sans compter les tablettes sur volant, en bout de console centrale, et celles disponibles à l’arrière.
Ceux qui trouveraient ça too much, attendront 2023 lorsque Cadillac lancera son Crossover électrique Lyriq, avec un moniteur de 33 pouces à peine. A moins bien sûr, qu’ils ne préfèrent les 7 écrans alignés sur la planche de la mignonne petite Honda e. quoiqu’il en soit, ce que nous disent Byton, Caddy ou Honda, c’est que nous sommes indubitablement entrés dans l’ère de l’écran total, et qu’il est inutile de vouloir s’en protéger.
Ne comptez d’ailleurs pas sur moi pour vous distiller un discours nostalgique ou passéiste. Je suis de ceux qui considèrent que les écrans sont ce que nous voulons bien en faire, et qu’on ne saurait les rendre responsables si nous choisissons de perdre un temps précieux en billevesées électroniques alors qu’ils nous donnent accès à National Geographic, à l’intégrale de la littérature mondiale ou à la recette du gâteau de foie à la lyonnaise.
En ce qui me concerne, je ne rends pas Google en échange de photocopies à la bibliothèque et je n’éprouve pas la moindre mélancolie pour l’ennui des longs trajets dans la voiture du paternel quand j’étais môme, alors que j’aurais pu m’occuper à regarder Tom et Jerry sur un Télécran.
En contrepartie, je me donne le droit d’un coup de gueule quand 2020 ressemble à 1986, et qu’un écran m’oblige à quitter les yeux de la route pour ne pas arriver à régler un truc aussi bête qu’une clim. Pour intelligents-artificiels qu’ils soient, les écrans ne sont en effet pas supposés apprendre l’ergonomie tous seuls, particulièrement à une époque ou l’IHM (Interface Homme Machine) est réputée constituer une spécialité à part entière.
Et si Léonard de Vinci serait fier de ce que nous avons accompli s’agissant de la mobilité individuelle, nul doute qu’il nous passerait un sacré savon à observer la façon absurde dont nous agençons certaines commandes.
Pour le reste, je n’ai pas revu la voiture de loc. Même si l’agence où je l’avais prise m’a donné le choix, j’ai préféré m’acquitter de la somme nécessaire pour qu’ils s’en occupent de la récupérer plutôt que de perdre une journée à la fourrière. De toutes façons, c’était vraiment mal parti entre nous dès le début, et les déboires que j’ai connus avec son écran ne sont sans doute pas étrangers à ma décision.
Mon secret espoir, c’est que la prochaine génération du modèle sera capable de m’avertir lorsque je contreviendrai sans le vouloir aux décisions iniques d’un élu municipal. Et surtout que je lui communiquerai par la voix des ordres qu’elle comprendra parfaitement.