28/01/2021 - #Renault , #Alpine , #Bmw , #Lancia , #Maserati , #Mercedes-Benz , #Peugeot , #Porsche , #Ford , #Cadillac , #Stellantis
Kermit et les Cargailles
Par Jean-Philippe Thery
C’est d’une bestiole verte et d’une voiture de la même couleur dont je vous entretiens aujourd’hui. Et de drôles de gens qui aiment l’automobile.
Le 25 mai 2008, j’ai rencontré Kermit.
Non, pas la grenouille, mais l’Aston-Martin Vantage N24 châssis n° 240007, même si la couleur revêtant la carrosserie de cette dernière constitue évidemment un hommage à la célèbre marionnette née en 1955, d’un vieux manteau qui partait à la poubelle, et de deux balles de ping-pong simulant les yeux.
Quant au suffixe "N24", il fait allusion aux 24 heures du Nürburgring, épreuve d’endurance disputée sur la configuration la plus longue de la célèbre piste, comprenant le circuit de Formule 1 et la Boucle Nord ("Nordschleife") surnommée "die Grüne Hölle", autrement dit l’Enfer Vert. Développant ses 25,378 km et 170 virages dans la Forêt Noire, celle-ci constitue donc un environnement idéal pour les batraciens de compète, ce qui explique sans doute pourquoi Kermit s’y est rendue à deux reprises consécutives, ce que les 15 exemplaires de la N24 développés sur la base de la V8 Vantage "civile" ne peuvent tous revendiquer. Et c’est donc à l’occasion de sa deuxième apparition que j’ai le plaisir de voir l’engin de près, ainsi que le Docteur Ulrich Bez.
PDG d’Aston-Martin la semaine, pilote d’usine le weekend. Pas mal non ?
C’est en effet sous l´égide de l’un des quatre pilotes de Kermit que le vénérable constructeur britannique est passé du statut de …vénérable constructeur britannique à celui de marque de luxe de dimension globale. Durant le mandat que celui-ci a exercé de 2000 à 2013 ont ainsi été fabriquées un peu plus de 50.000 voitures estampillées du fameux logo ailé, soit plus de trois fois plus que durant la période qui l’a précédé, initiée à la création de la marque en 1913. Autant dire que notre homme n’avait pas volé le droit de disposer d’une voiture de fonction avec arceau.
Depuis, Ulrich Bez s’est rangé des voitures, après une carrière pour le moins fournie chez BMW, Porsche, Daewoo et Ford, qu’il a donc conclue dans un village du Warwickshire de 446 âmes. Mais le club très restreint des PDG de marque automobile qui arsouillent le weekend n’est pour autant pas resté longtemps inactif, avec l’arrivée de Carlos Tavares aux commandes de PSA en 2014. Celui qui est depuis devenu patron de Stellantis compte à son actif plusieurs centaines de participations à des épreuves automobilistiques de tous types, lesquelles occupent une bonne moitié de ses fins de semaine. De là à imaginer que la possibilité d’étendre le nombre de montures disponibles pour s’amuser les jours de repos ait pu constituer une des motivations à l’avènement de la fusion FCA/PSA, il n’y a qu’un coup de gaz que je me garderai bien de donner. Mais rappelons tout de même que si l’édition 2021 n’avait pas été annulée, c’est en Lancia Stratos que Carlos aurait parcouru les spéciales du Rallye Monte-Carlo historique.
Et puis il y a Jim Farley. Contrairement à Messieurs Bez et Tavares, le Président et CEO de la Ford Motor Company depuis le 1er octobre dernier a fait ses armes en Marketing et Product Planning, plutôt que dans l’ingénierie. Ça ne l’empêche pas d’avoir restauré lui-même sa Mustang 1965 ou de mettre les mains dans le noble cambouis de sa Lancia Aurelia, à moins que ce ne soit dans des gants en Nomex pour attraper le volant de sa Cobra ou de la GT 40 dont il partage la propriété avec un ami. "Bien réglée, elle dépasse les 320 km/h", dit-il à son sujet, ajoutant encore : "Quand je sors de la voiture après une course longue et difficile, je me sens tellement calme et relax. C’est mon yoga." Pas étonnant que l’on confie les rênes de l’une des plus grandes compagnies automobiles au monde à un type capable de méditer à 88 mètres/seconde.
Ulrich, Carlos et Jim : tous ont en commun d’être des "Cargailles". Bon, vous m’aurez compris, même je reconnais que ma tentative de francisation d’un anglicisme à la mode dans le microcosme automobile n’est peut-être pas des plus heureuses. Mais allez savoir : en ces temps d’écriture “fonétic” à la va-vite sur le clavier virtuel de téléphones intelligents, il est possible que ça prenne. En revanche, il me semble préférable de conserver certaines expressions dans la langue de Shakespeare, laquelle offre une concision contre laquelle il est difficile de lutter. Si un “homme à femme” trouve volontiers sa place dans une langue latine, “l’homme à voitures” n’y parait guère à son avantage, pas plus que les “têtes de pétrole” ou autres “noix de voiture” auxquels on préférera les “petrolhead” et “car nut” dans leur Version Originale.
Pour revenir aux “Car Guys”, tous ne sont pas forcément coureurs, ni même du genre masculin, comme en témoignent Luca de Meo et Mary Barra. Le patron tout neuf du Groupe Renault ne s’en décrit pas moins lui-même sur son profil LinkedIn comme un “Car Enthusiast”, alors que la patronne de GM, première femme aux commandes d’un groupe automobile américain, est tombée amoureuse des voitures à l’âge de 10 ans, à la vue de la Camaro Cabriolet de son cousin, modèle dont elle a possédé un exemplaire de chaque génération depuis qu’elle est en âge de conduire. Et conduire, Mary aime semble-t-il cela, elle qui a pour habitude de tester au moins une fois par semaine un modèle en cours de développement sur la piste d’essai de la G(rande) M(aison), et qui avoue apprécier les 35 minutes de commuting la ramenant le soir chez elle à bord de son Cadillac Escalade. “Il y a des jours où, après une longue journée de travail, dit-elle, vous montez dans votre voiture, et vous vous dites, c'est sympa, il faut que je conduise jusqu’à la maison”.
Nous voilà donc rassurés quant à l’avenir de GM, Ford, Renault et Stellantis, revenus dans le giron des Car Guys, auquel n’appartenait aucun de leurs prédécesseurs. Peu importe donc si l’industrie automobile subit les turbulences liées au Covid ou aux investissements colossaux nécessités par des normes de dépollution de plus en plus contraignantes ou l’électrification à marche forcée, puisqu’elle est désormais entre les mains de ceux qui l’apprécient. Voilà qui devrait d’ailleurs également faire plaisir à Bob Lutz, qui passa chez chacun des “Big Three” et qui publia un ouvrage en plein dans le thème, mais que j’avoue honteusement ne pas avoir lu. Intitulé “Car Guys vs Bean Counters, the battle for the soul of American business” (“Cargailles contre compteurs de haricot : la bataille pour l’âme du business américain”), dans lequel il écrit “Les dirigeants du secteur automobile ont tendance à être des gens qui aiment les voitures ou des gens qui aiment les chiffres”.
Sauf que… un chroniqueur sachant chroniquer devant questionner les postulats, je me dois de mettre en doute celui selon lequel ceux qui aiment l’automobile sont les mieux placés pour s’en occuper.
Dans une interview donnée au Wall Street Journal en 2011 peu après son arrivée chez GM, Dan Akerson -prédécesseur de Mary Barra- déclarait : “Le fait que je ne sois pas un Car Guy est un atout”, avant d’ajouter en s’emparant d’une canette de Coca Cola : “Voilà un produit de grande consommation. GM doit commencer à agir comme une entreprise centrée sur le consommateur et non l’ingénierie. Nous vendons un produit de grande consommation. Il se trouve juste que le nôtre coûte 30.000 dollars”. En février 2018, c’est un entretien beaucoup plus confidentiel que Jim Hackett -prédécesseur de Farley- accordait au magazine libertarien “Fast Company”, au cours duquel il expliquait comment le fait de “ne pas avoir grandi en bricolant sous le capot de voitures” lui avait permis d’apporter “une perspective différente, une manière différente de penser le défi et la conception d'un système qui assurera la mobilité des gens dans le futur”. Puis d’expliquer que “Au fil de ma carrière, j’ai appris plus tôt que les autres le design centré sur l’humain, avant qu’il ne devienne populaire. Steeve Jobs était au courant de cela, David Kelly le savait, mais ce n'était pas le genre de pensée que vous entendiez alors de la bouche d’un CEO.”
Voilà qui me rappelle un entretien d’embauche au sein d’un grand constructeur au cours duquel mon interlocuteur me déclara se méfier des passionnés, alors que le poste que je briguais était clairement destiné à l’un d’entre eux. Pris par surprise, j’ai dû balbutier quelque chose à propos des nombreuses heures passées derrière des miroirs sans tain à écouter la vraie voix du client, même si j’avais évidemment bien compris la critique sous-jacente, la même implicitement formulée par Dan et Jim.
En l’occurrence, l’idée selon laquelle la passion provoquant la cécité, les amoureux de l’automobile ont forcément une conception biaisée de ce que souhaitent les clients “normaux”, ceux qui ne passent pas la moitié de leur temps le nez dans les revues spécialisées. Le risque, ce serait donc que les Cargailles travaillant à la conception d’un nouveau véhicule ne le fassent en fonction de leurs desideratas plutôt que pour ceux à qui il est destiné.
A lire les commentaires de certains d’entre eux sur les réseaux sociaux, on se dit effectivement qu’il vaudrait mieux qu’ils n’aient pas de pouvoir de décision chez un constructeur, entre réflexions conservatrices voire carrément réacs, et une posture antitout, particulièrement si c’est électrifié carrément électrique. Mais Facebook et consorts ne sont pas forcément représentatifs de l’opinion publique -fût-elle catégorielle- et on n’y recrute pas encore les cadres du secteur ni ses dirigeants. La réalité, c’est que Cargaille ou pas, quand on bosse dans l’auto, on passe son temps à compter et recompter les haricots. Et si par hasard une future recrue du secteur lit cette chronique, qu’il ou elle se dise bien qu’Excel sera bientôt son meilleur ami, et qu’il passera beaucoup plus de temps à tabler sur écran qu’à tenir un volant. Avant de signer son contrat, je lui suggère d’ailleurs de bien se rappeler que l’industrie automobile est sans doute l’une des pires au monde, entre cycles produit longs, investissements gigantaux et marges riquiqui.
Avant de s’enthousiasmer un peu trop vite, les férus de bagnole seraient d’ailleurs bien avisés de jeter un rapide coup d’œil aux plans produit des marques précédemment mentionnées :
- On commence par Ford, dont la ménagerie a pris un sérieux embonpoint entre un Puma désormais plus Garfield que Chat botté, et un Mustang E-Mach au physique de percheron, même si le jus de batterie lui permet de rester véloce. En revanche, c’est la diète côté berlines retirées du continent américain, alors que les Européens devront se passer de la Focus RS sacrifiée à l’autel des émissions CO2. Attendons-nous d’ailleurs à ce que la Fiesta ST ne soit pas au menu de la huitième génération du modèle.
- Chez GM, Mary s’est clairement donné pour mission de “mettre tout un chacun dans une voiture électrique” en visant 280.000 véhicules par an, dans l’objectif avoué d’être le numéro un du véhicule électrique aux Etats-Unis. Du coup, la Corvette et/ou la Camaro pourraient devoir prêter leur nom à des SUV à neutrons.
- Ne comptez pas non plus sur Carlos Tavares pour redonner de l’espoir aux passionnés. Déjà fossoyeur du beau coupé RCZ, il vient également de tuer le label GTI chez Peugeot. La 508 PSE constituera un piètre lot de consolation avec ses 360 chevaux hybridés et son affreux patronyme. A moins que, Stellantis ? On se dit surtout que chez Maserati, Alfa et Lancia, on ne doit pas en mener large…
- Nouveau venu au jeu, Luca de Meo souffle le chaud et le froid. S’il avait réjoui les férus d’Alpine en annonçant sa participation au Championnat du Monde de F1 et la pérennisation de la marque, il a récemment causé un choc en avouant que la remplaçante de l’actuelle A110 serait électrique. Quant à la Cinq Prototype (et bien sûr électrique) dévoilée le 15 janvier dernier lors du “Renaulution”, si elle semble bel et bien destinée à une production en série, on apprend à l’instant que ce sera au détriment de la Twingo qui tirera sa révérence en 2023.
Comme on peut le constater, ce n’est pas la franche marrade pour les amateurs de voitures plaisir. De ce point de vue, l’explication fournie par Carlos Tavares lorsqu’il tua dans l’œuf les rumeurs liées à la possible production du très beau concept-car e-Legend inspiré du Coupé 504 est extrêmement révélatrice : “Quand on développe et construit un véhicule, on ne peut pas baser son jugement sur des pulsions émotionnelles”, avait-il alors déclaré.
Cargailles contre compteurs de Haricots, vraiment ? Il semblerait surtout que passionnés ou non, les PDG de groupes automobiles n’ont pas vraiment le choix face à des contraintes environnementales, législatives et fiscales d’une sévérité encore jamais atteinte. On se rassurera en pensant les Cargailles en chef connaissent forcément mieux leur affaire que ceux qu’on parachute d’autres secteurs, et que l’avenir permettra peut-être de réintroduire plus de fun dans les plans produit. Mais ça supposera sans doute que les amateurs deviennent branchés.
Et quid d’Aston-Martin me direz-vous ? Ne vous y trompez pas : ce n’est pas parce qu’on y travaille sur des modèles faisant rêver n’importe quel Cargaille normalement constitué, qu’on n’y compte pas les légumes secs autant (voire plus) que les autres. D’autant plus que chez le vénérable constructeur britannique, ou plutôt la marque de luxe globale, le succès du SUV DBX est une condition de la survie, même si l’entrée récente de Mercedes-Benz dans le capital de la firme aux côtés de Lawrence Stroll constitue le gage d’une certaine sérénité. On n’a donc pas fini de parler allemand à Gaydon, mais le pilotage du dimanche sera désormais intégralement confié au fils du patron et à Sebastian Vettel, au sein du Team de Formule Un.
Et ça, Kermit va sûrement le regretter.