03/02/2022 - #Renault , #Stellantis
Demi-neuf
Par Jean-Philippe Thery
C’est de bonnes occases dont je vous parle aujourd’hui. De celles d’hier bien sûr, mais surtout des autos qu’on sera peut-être bien content de conduire demain.
Ceux d’entre vous qui ont lu la préface de mon premier bouquin se rappelleront peut-être Ragnar (les autres pourront toujours se faire pardonner en commandant le deuxième, grâce au lien que je vous rappelle en bas de page)[1].
Il y a quelques années, après que j’ai dû restituer l’ennuyeuse berline qui me servait de voiture de fonction, ma première décision fut de m’offrir une Volvo. Evidemment pas un modèle flambant neuf à un tarif exorbitant (particulièrement au Brésil où les importées sont frappées de lourdes taxes), mais une S60 de 2008, ex d’un Paulista n’ayant parcouru avec elle que 69.000 km en dix ans. Et comme il s’en séparait pour une jeunette de la même marque, j’en avais conclu que l’expérience avait été plaisante.
Que j’ai attribué à ma berline suédoise un prénom masculin n’étonnera que ceux qui n’ont pas lu mon livre (mais qui savent désormais ce qu’ils doivent faire). Pour mémoire, une voiture au Brésil ça se dit "carro" ou "automóvel", et dans les deux cas c’est masculin. Mais pour être tout à fait honnête, ce n’est pas tant le genre des mots qui m’a retenu de prénommer ma nouvelle acquisition Ulla ou Greta, que le rappel à l’ordre on ne peut plus clair de ma tendre moitié, qui me fit valoir qu’il ne saurait y avoir deux femmes au domicile conjugal, et que le périmètre de ce dernier incluait également les mètres carrés en sous-sol. Heureusement pour moi, la série que nous Netflixions alors tous les soirs se chargea d’éviter tout conflit en nous soufflant à l’oreille le nom de son personnage principal.
Ragnar ce fut donc. Et la question de son identité promptement réglée, Madame ne fut pas la dernière à en louer les qualités, particulièrement le confort du siège passager dans lequel elle aimait à se pelotonner lors des voyages que nous entreprenions à son bord. Moi, je profitais des 180 chevaux prodigués par le 5 cylindres suralimenté, me consolant du manque de sportivité de la base roulante en m’auto-convainquant que son typage confort était parfaitement adapté aux conditions du réseau routier local. Et surtout, je ne manquais pas de me rappeler l’excellente affaire que j’avais réalisée, puisque même après changement des pneumatiques et plaquettes de frein arrière, je roulais haut de gamme dans un véhicule qui m’avait coûté quelques pourcents de son prix en neuf.
Mais je dois bien avouer que m’habitait tout de même la vague inquiétude d’un possible pépin mécanique, et je crus le moment fatidique arrivé quand le voyant d’alerte moteur se manifesta quelque part dans les environs de Rio. Mais plutôt que de courir chez le mécano qui n’allait pas manquer de m’annoncer je ne sais quelle catastrophe terminale, je consultai le bon docteur Youtube qui m’apprit par l’intermédiaire du propriétaire américain d’un modèle identique que l’électronique de bord perdait volontiers son sens de la mesure quand le bouchon de réservoir avait été mal refermé. Et comme j’avais précisément effectué le plein ce jour-là, une clef de 10 pour débrancher/rebrancher la batterie, et un tour de main pour remettre le dit bouchon dans le droit filetage firent tout rentrer dans l’ordre. Et quand le même incident se reproduisit quelque mois plus tard, c’est avec la tranquillité de celui à qui la sonde lambda ne la fait pas que je répétais la procédure. Il n’empêche, si les incertitudes économiques liées à ma situation d’alors n’avaient prévalu dans le choix de mon automobile, sans doute me serais-je tourné vers quelque chose de plus récent. Genre, un demi-neuf.
Un "seminovo" quoi.
Les Brésiliens font à l’égard de leur langue, ou plutôt celle dont ils ont hérité des conquérants portugais qui ont "découvert" le pays, d’une grande créativité. Ils ont en effet une façon bien à eux de la mettre en musique en s’exprimant, faisant paraître rugueuse et même rocailleuse celle de leurs ascendants restés en Europe. Ou plutôt devrais-je dire en musique, puisque sur ce territoire immense qui est le leur, ils ont développé entre Rio do Sul, Rio Grande do Norte ou Rio tout court -pour ne citer qu’eux- non seulement des partitions différentes, mais aussi des expressions propres à chaque territoire. Et ça vaut aussi pour le vocabulaire lié à l’automobile, puisqu’on n’y compte pas moins de quatre mots différents pour désigner la signalisation tricolore, entre "sinal", "farol", "semáforo" et "sinaleira".
Rien d’étonnant donc, que sur le marché de la seconde main, on trouve non seulement des "usados", mais aussi des "seminovos". Avouez que "demi-neuf", c’est quand même plus sympa qu’occasion récente, même si l’expression semble contenir un rien de roublardise pouvant susciter la méfiance. Pourtant, c’est sans doute dans l’intention contraire qu’elle fût inventée, à une époque où les automobiles étaient moins fiables et endurantes qu’aujourd’hui, particulièrement dans un pays dont les routes sollicitent volontiers les trains roulants, et où le cagnard venait facilement à bout de systèmes de refroidissement primitifs par rapport à ceux que l’électronique embarquée d’aujourd’hui surveille comme le glycol sur le feu. Dans un contexte où les occases gardaient fréquemment les séquelles plus ou moins cachées d’une vie de souffrance mécanique, le "seminovo" se voulait rassurant, affichant un kilométrage (au compteur) et une durée de vie raisonnables, même s’il n’existe évidemment aucun critère objectif le séparant de l’usado.
Vous ne manquerez sans doute pas de sourire à l’évocation de cette terminologie pittoresque. Mais pour rester dans le même domaine, je vous ferai volontiers remarquer qu’il y a longtemps que ces "voitures de direction" qui constituent une bonne moitié des parcs VO de nos concessions sont bien peu nombreuses à être effectivement passées entre les mains d’un cadre sup, même si le vocable se justifiait sans doute à l’époque où l’on distribuait les autos de fonction au compte-gouttes. Inutile de se moquer donc, surtout que je me demande si nous n’allons pas bientôt nous aussi adopter le demi-neuf.
En 2019, il s’est vendu en France 5,8 millions de VO pour 2,2 millions de VN. Ce qui signifie que dans l’Hexagone comme dans la plupart des marchés dits "matures", environ ¾ des transactions concernent des véhicules de seconde main. Et considérant encore que les entreprises et administrations absorbent une partie conséquente des voitures sorties d’usine, ça veut dire que la très grande majorité des particuliers qui se déplacent sur quatre roues dépendent d’une voiture "pré-possédée" (comme disent nos amis anglais), pour exercer leur droit à la mobilité individuelle.
Le phénomène devrait s’accentuer sur le long terme, quand bien même on considère que l’effet stimulant qu’a provoqué sur le marché de l’occasion la pénurie de voitures neuves privées de leurs petites puces électroniques finira bien par se réguler (raison pour laquelle j’ai pris pour référence la dernière année pré-Covid). Parce qu’entre l’impérieuse nécessité de montée en gamme dont dépend la rentabilité des constructeurs, le renchérissement des normes, mais surtout l’électrification au rythme planifié par des autorités qui l’imposent aux marchés, le prix moyen des voitures neuves devrait continuer à la hausse, contribuant à faire de nouveau de l’automobile neuve un véritable produit de luxe. Ayons à ce sujet une pensée émue pour le segment A, dont les coûts de production équivalent à ceux d’un B lui ont fait perdre sa raison d’être économique.
Je me rappelle que dans les années 90, l’un de mes premiers jobs a consisté à étudier le projet d’un grand centre de préparation pour véhicules neufs et de remise en état d’occases pour le compte d’une filiale de Renault. Tous les scénarios que j’avais imaginés tournaient au rouge vif dans la cellule en bas à droite de la feuille Excel, parce qu’à l’époque, ces activités se pratiquaient dans des officines dont les standards de qualité étaient loin de ceux attendus de la part d’un constructeur. Bref, on avait refermé le dossier, et j’en avais profité pour filer à la direction du produit faire des clinic-tests.
Mais en 2022, l’usine Renault de Flins est devenue "Refactory", alors que Stellantis entre au capital de Stimcar. Dans les deux cas il s’agit pour les constructeurs français de rénover des autos dont seul le compteur kilométrique témoignera d’une vie antérieure après que les soins les plus attentifs leur auront été prodigués. A l’époque de mon projet raté, on ne parlait pas encore d’économie circulaire, même si Renault n’hésite pas sur son Website à faire remonter son entrée dans ladite économie à 1949, quand démarra l’activité de "remanufacturing" de pièces à Choisy-Le-Roi.
Mais qu’importent les relectures anachroniques, puisque l’important, c’est que les demi-neufs sont bel et bien en train d’arriver chez nous. Et il faudra s’y habituer, même si ce n’est pas pour de bonnes raisons, puisque nombre d’ex-acheteurs de voitures neuves devront les adopter, faute de pouvoir accompagner la hausse de tarif des voitures sorties d’usine. En contrepartie, ils bénéficieront sans doute d’un niveau de préparation jamais vu sur le marché de l’occase, une véritable cure de jouvence dont j’aurais volontiers fait bénéficier Ragnar.
Mais il y a tout de même un truc qui me chiffonne. Considérant que c’est le marché des véhicules neufs qui alimente le parc d’occasion, ça donne quoi à plus ou moins long terme, dans un contexte de transition énergétique ?
[1] Dépêchez-vous de commander la seconde édition de "Petites Impertinences Automobiles" tant qu’il est disponible en neuf pour 12 euros, avant que les exemplaires d’occasion ne s’arrachent à prix d’or !