21/10/2021 - #Renault , #Dacia
Bagnole de pauvre
Par Jean-Philippe Thery
Dans bien des cas, ce sont les voitures les moins chères qui revêtent le plus de valeur pour leur propriétaire. Du moins tant qu’ils ont le droit de s’en servir…
C’était il y a une quinzaine d’années, au restaurant d’entreprise.
Comme tous les jours à l’heure de la pause repas, je poussais mon plateau en plastique gris sur une rampe de tube en inox. Après avoir évité le buffet des desserts et ignoré les entrées, je m’apprêtais comme de coutume à saluer celui qui servait les plats chauds, et dont je savais qu’il répondrait à mon invariable "Bonjour Monsieur, comment allez-vous aujourd’hui ?" par un immense sourire. Comme d’habitude, avant que je ne me décide entre la cuisse-de-poulet-frites ou le filet-de-tilapia-sauce-citron-riz-blanc, nous échangerions quelques-unes de ces banalités dont on use quand on ne se connaît pas vraiment, mais qu’on a quand même envie de se dire des choses. Je n’étais pas sûr de tout comprendre, entre le brouhaha ambient et sa façon bien à lui de parler par saccades, avec un fort accent. Un accent "issu de l’immigration" comme on dit avec une prudence tout administrative, mais surtout un accent ensoleillé et pourvoyeur d’une bonne humeur bienvenue après avoir passé une matinée sur Excel.
Mais ce jour-là, le Monsieur qui servait les plats chauds et dont je ne connaissais pas le nom n’avait aucune envie de sourire. Il faut dire, comme il me l’expliqua d’une voix que la tristesse rendait à peine audible, qu’on lui avait brûlé sa voiture dans la nuit. Ceux qui ont vécu novembre 2005 se rappelleront en effet que les médias livraient alors quotidiennement le triste décompte des voitures détruites la veille, après qu’aient démarré à Clichy-sous-Bois les émeutes qui allaient durer tout le mois, portant à plus de 9.000 le nombre de carcasses calcinées. Pour une fois cependant, ce que j’écoutais habituellement comme le simple énoncé d’une statistique se traduisait de façon tangible par l’expression d’un véritable désespoir sur un visage connu, et d’ordinaire si avenant.
Sa voiture, je la connaissais pour l’avoir vu repartir avec. Une Renault 5 Campus hors d’âge, d’un bordeaux délavé, à bord de laquelle il emmenait semble-t-il certains de ses compagnons de travail. Une vieille guimbarde, surtout comparée aux voitures de fonction changées tous les six mois qui occupaient le parking de la filiale du constructeur pour laquelle je travaillais alors. Mais une auto dont la valeur à ses yeux surpassait celle que nous attribuions aux berlines et 4x4 rutilants mis à notre disposition, et pour lesquels nous n’étions pas les derniers à râler si la couleur ne correspondait pas à celle sollicitée.
Pris au dépourvu par l’expression de ce qui constituait une véritable détresse, je crois m’être contenté de bafouiller quelques mots qu’on dit de circonstance. Mais j’ai surtout manqué d’imagination, quand un courriel interne et une cagnotte promptement organisée auraient sans doute permis de recueillir les fonds permettant de remplacer sa voiture. Il y avait bien quelque part dans notre réseau de concessionnaires une Micra en quête d’une seconde vie, qui aurait pu lui rendre sa mobilité perdue en même temps que le sourire. Mais je me suis remis sur Excel, et me suis empressé d’oublier ce triste épisode.
Enfin pas tant que ça, puisque je vous en parle aujourd’hui.
Parce que ce qui est arrivé il y a 20 ans au Monsieur qui servait les plats chauds et dont je n’ai jamais su le nom est en passe de se reproduire, mais cette fois à une tout autre échelle. Non pas que je me sois mis soudainement à la littérature dystopique, ou que frappé d’une subite paranoïa, je prédise une nouvelle vague d’insurrection incendiaire dans les périphéries. Non, ce dont je vous parle est en passe de véritablement se produire. Et c’est même organisé par les autorités.
En 2019, il s’est vendu en France 2,61 voitures d’occasion pour une neuve, ce qui fait dire à ma petite Casio que celles-ci représentent presque les trois quarts des transactions réalisées sur le marché automobile. Voilà une réalité qu’on a tendance à oublier lorsque -comme moi- on a passé l’essentiel de sa carrière dans les couloirs feutrés des bureaux d’un constructeur. Ce qui n’est évidemment pas le cas d’un certain nombre d’entre vous qui ont un vrai métier, particulièrement ceux dont l’activité concerne justement les véhicules de seconde main (ou plus). Pour autant, même les spécialistes du VO devront reconnaître qu’ils n’opèrent que sur une partie minoritaire du marché, puisque les 2/3 des ventes s’y effectuent entre particuliers, notamment s’agissant des véhicules les plus anciens et les moins chers.
Or selon le CCFA[1], la moyenne d’âge des 40 millions de véhicules environ qui constituaient le parc automobile roulant dans notre beau pays approchait les 11 ans en 2020. Un bon tiers d’entre eux -la majorité de ceux qui fréquentent justement les show-rooms des constructeurs et distributeurs a moins de 5 ans. Et pour faire simple, les tranches d’âges situées entre 5 et 9 ans,10 et 14 ans et 15 ans ou plus représentent chacune d’entre elles environ un véhicule sur 5.
Ce qui signifie qu’en vertu (à voir…) des dispositions adoptées dans le cadre de la loi "Climat et Résilience" publiée au Journal Officiel le 22 août de cette année, en complément de la Loi d’Orientation des Mobilités promulguée en décembre 2019, nombre de ces véhicules devraient se voir progressivement empêchés de rouler, par la faute des ZFE (Zones à Faibles Emissions) dont la mise en place a déjà commencé. En région parisienne les véhicules arborant l’infâme vignette Crit’Air 2 seront ainsi priés de rester au parking en journée, afin de méditer de 8h à 20h sur les vilaines émissions dont ils se rendent coupables. Entre temps, leurs collègues Crit’Air 3 auront subi le même sort dès juillet 2022, alors qu’on sait déjà les 4 et 5 "vehicules non grata" sur le territoire délimité par le périmètre de l’A86.
Pour le reste, c’est le flou le plus complet puisqu’à peine cinq ZFE ont été établies à ce jour (Paris et Grand Paris, Grenoble, Lyon et Rouen), et que les dates de mise en place des cinq prochaines (Marseille, Montpellier, Nice, Strasbourg et Toulon) restent à déterminer, chacune d’entre elles étant libre d’établir ses propres règles. Et le chaos ne s’arrêtera pas là puisque les zones urbaines de plus de 150.000 habitants seront tenues d’en faire autant en 2025 au plus tard, ce qui en portera le total à une vingtaine, sans compter celles de taille plus modeste qui auraient décidé de faire du zèle.
Il y a des jours comme ça, où on arriverait presque à regretter le centralisme. D’ailleurs, et malgré tout le soin que j’ai apporté à la documentation de ce sujet, je ne garantis pas la totale exactitude des informations figurant dans le paragraphe précédent, puisque s’agissant de lutter contre le réchauffement climatique, les autorités ne pouvaient sans doute pas faire moins que de nous pondre une véritable usine à gaz. Des gaz à effet de "serre la vis", puisque si en l’absence de règles clairement définies, il est encore impossible de calculer le nombre exact de véhicules affectés, l’impact en sera considérable pour une partie non négligeable de la population, dont je ne suis pas certain qu’elle réalise encore véritablement ce qui l’attend.
Je fais ici allusion à ces automobilistes qu’on ne rencontre pas dans les réseaux, dont le budget destiné à l’achat d’une automobile est très inférieur au prix moyen d’une voiture en France, qu’elle soit évidemment neuve (environ 27.000 euros), ou d’occasion (entre 15 et 16.000 euros). Mais surtout, il est encore très en dessous du tarif de la Dacia Sandero dans sa version Sce 65 "Essentiel", qu’on ne pourra pas accuser d’usurper sa dénomination puisqu’ à 9.990 euros, celle-ci est actuellement la voiture la moins chère disponible dans l’hexagone. Bref, il est question de ceux qui disposent d’à peine quelques milliers d’euros pour avoir un volant, considérant qu’en l’espèce, les "quelques" se comptent sur les seuls doigts d’une main.
Or ceux-là risquent de ne pas être tout à fait d’accord avec le Petit Robert, qui définit la transition comme un "passage d'un état à un autre, en général lent et graduel", puisque les attend une transition plus énergique qu’énergétique, voire carrément brutale quand il se retrouveront à pied. Et bon courage pour expliquer à ceux d’entre eux ayant perdu le droit d’utiliser leur voiture qu’ils devront désormais transiter par transport "doux", en allongeant leur temps de trajet à bord de wagons ou de bus surpeuplés.
C’est ce que certains appellent sauver la planète. Et sauver la planète, ça donne tout de même le droit de prendre les décisions qui s’imposent, surtout aux autres. N’attendez donc pas que les édiles concernés lésinent sur les efforts sollicités à toute une partie de la population -quand bien même s’agit-il de celle qui a le plus de mal à boucler les fins de mois- alors qu’il s’agit d’améliorer considérablement la qualité de l’air en ville, et de diminuer drastiquement la température moyenne de notre belle planète bleue.
Sauf que non. Les deux cent quarante ZFE mises en place en Europe depuis 1996 n’ont eu qu’un impact marginal sur la qualité de l’air européen. Tenez, prenez par exemple l’Allemagne, où la baisse du nombre de particules fines PM 10 (de 10 micromètres) mesurée dans 19 villes du pays a été de -tenez-vous bien-d’à peine 1% ! C’est un peu mieux pour les émissions de NOx (oxydes d’azote) qui y ont diminué de 4%, même si les transports sont responsables de plus de la moitié d’entre elles. Et que dire alors des Pays-Bas, où les relevés de concentrations des mêmes particules avant et après l’implantation des ZFE ne se sont traduits par aucun écart "statistiquement significatif" selon les aveux- même de l’ADEME[2].
Plutôt que de vous asséner de nouvelles statistiques, je renvoie ceux qui souhaiteraient en savoir davantage à l’excellent document publié récemment par la Ligue de Défense des Conducteurs, intitulé "ZFE, la grande cacophonie", dans lequel j’ai d’ailleurs puisé ces exemples. Quant aux sceptiques que ces derniers ne suffiraient à convaincre, je leur propose de méditer sur les données issues de la métropole du Grand Paris, qui nous promet une baisse vertigineuse de 8% des émissions de NOx, de 4% pour les particules PM 10 et 6% pour les PM 2,5, suite à la mise au ban des véhicules Crit’Air 4 en juin 2021. A bien y réfléchir, il semblerait que la douceur transitionnelle concerne plutôt les résultats que les mesures concernées, dont on comprend qu’elles sont actées sans véritable souci d’efficacité.
Quant à ceux qui ne seraient pas plus émus par le sort de ces automobilistes redevenus piétons de force que par l’histoire de l’homme à la voiture brûlée, je leur rappellerai volontiers avec l’aimable concours de l’INSEE, que 7 français sur 10 se rendent à leur travail en voiture, et que cette proportion est plus élevée au sein des CSP les moins favorisées. Et je leur pose la question suivante : qui servira les plats chauds demain à la cantoche, si on empêche ceux qui nous rendent d’immenses services au quotidien de se déplacer ?
[1] Comité des Constructeurs Français d’Automobile, récemment intégré à la PFA
[2] Agence De l'Environnement et de la Maîtrise de l'Énergie