22/06/2023 - #Renault , #Alpine , #Dacia , #Hyundai , #Renault Group , #Smart , #Ford , #Stellantis , #Toyota , #Vinfast
Vieux nouveau monde (et vice-versa)
Par Jean-Philippe Thery
Aujourd’hui, je m’interroge sur un futur pas simple dans un lieu historique.
Il y a quelque mois, j’ai été invité à déjeuner en un lieu magnifique.
A sa fondation le 12 novembre 1895, l’Automobile Club de France représentait indubitablement le monde de demain, puisque celle dont il se proposait d’assurer la promotion affichait à peine 11 ans et 9 mois. Du moins si on choisit la bonne référence, autrement dit 160 267, correspondant au numéro du brevet déposé le 12 février 1884 par un certain Edouard Delamare-Deboutteville et portant sur une espèce de charrette mue par un moteur à combustion interne. De quoi rappeler à nos voisins germains que c’est bien de ce côté du Rhin qu’à été inventée l’automobile même s’ils ne manqueront pas de nous faire remarquer que notre compatriote s’était très vite désintéressé de sa création, pendant que Monsieur Benz avec son tricycle lancé un an plus tard posait ni plus ni moins que les fondations d’une industrie.
Bombage de torse patriotique mis à part, vous imaginerez aisément ce qu’a pu représenter pour votre serviteur la visite de l’hôtel Plessis-Bessières, sis au six, de la place de la Concorde, évidemment. Mais comme il est passé pas mal d’eau sous les ponts de la Seine toute proche depuis la fin du XIXe siècle, j’y ai surtout vu un lieu chargé d’histoire(s), ce que n’a fait que confirmer l’obligation un tant soit peu désuète de porter cravate pour pénétrer dans les lieux. Et n’ayant pas été préalablement averti du dress-code, j’ai dû en choisir une parmi la vingtaine de celles qui m’ont été aimablement proposées.
Voilà qui m’a évité la visite d’une boutique de prêt à porter, mais qui ne m’en n’a pas moins joué un mauvais coup à mon cou. Que voulez-vous, quand on n’a pas la taille mannequin, la chemise qui sert serre parfois à l’encolure, et j’en ai été quitte pour effectuer la visite avec un certain dénouement. Un détail néanmoins vite oublié en déambulant dans les couloirs impeccablement lambrissés de l’ACF, où les trophées et objets de toute sorte le disputent aux affiches et photos d’époque pour capter l’attention du pèlerin de passage. Sans oublier les noms attribués aux salons où l’on cause discrètement, plus ou moins connus selon qu’on s’intéresse ou pas à l’histoire de la locomotion mécanisée. De quoi renforcer le sentiment de rite initiatique qui m’a accompagné tout au long de cette belle découverte.
C’est pourtant dans l’hôtel du Comte Jules Albert de Dion situé Quai d’Orsay que tout a commencé il y a bientôt 130 ans, en présence du baron Étienne van Zuylen, de l’ingénieur Edmond Récopé et du journaliste Paul Meyan. Autrement dit la fine fleur du comité organisateur de Paris-Bordeaux, première course automobile au monde, qui s’était déroulée quelques temps auparavant. L’histoire ne dit pas ce qui figurait au menu ce jour-là, mais retiendra qu’entre la poire et le dessert (ou inversement), tout était bouclé, et l’ACF créée.
Moi aussi j’aurais bien fait un truc d’essentiel au dessert, mais je me suis contenté de le déguster, et de ne pas répondre à une question. Il faut dire que mon sympathique interlocuteur m’a un peu pris par surprise en me demandant tout de go comment je voyais l’avenir à court terme de l’industrie automobile. Et je dois bien admettre que si je suis resté coi, ce n’est pas uniquement pour éviter de parler la bouche pleine de baba au rhum. Du coup, j’ai gagné un sursis, sous la forme d’un “bon ben réfléchis-y“ suppléant mon manque soudain d’éloquence.
Promis, j’y ai réfléchi et pas qu’un peu. Je m’étais même juré d’en faire une chronique, pourtant sans cesse repoussée en faveur de sujets un peu moins ardus. Alors autant vous dire que lorsque j’ai eu connaissance du congrès organisé -devinez où- par nos confrères d’Automotive News Europe, j’y ai vu comme une opportunité. Non seulement de revenir à l’ACF, mais surtout d’y écouter de vrais pros de l’automobile, représentants de marques comme Alpine, Ford, Hyundai, Smart, Stellantis et Toyota, mais aussi de Lynk & Co et Vinfast pour ne citer que les constructeurs. Sans oublier Luca de Meo, directeur général de Renault Group, sponsorisant l’évènement. Et comme le thème principal en était “Making Sustainability profitable“ (mettre en place un développement durable rentable), je m’attendais forcément à trouver plusieurs réponses à l’interrogation qui avait failli me provoquer une fausse route.
Alors me direz-vous ?
Eh bien disons que j’ai des trucs à raconter à mon questionneur, même si je tiens à vous mette en garde contre toute attente excessive. Mais à force d’entendre parler de la voiture de demain en présence des ouvrages centenaires de la somptueuse bibliothèque Clément Bayard où se déroulait la conférence, j’ai fini par me demander si n’est pas en train de se jouer au sein de notre industrie une version automobile de la querelle des anciens et des modernes, sans qu’on sache toujours qui appartient à quel camp, ni si certains des protagonistes n’effectuent pas entre eux des aller-retour.
Je sais, j’ai surtout trouvé le moyen d’illustrer la confusion, mais bien malin qui possède aujourd’hui une vision claire du sujet. Parce que si certains thèmes font consensus -vous n’auriez pas trouvé beaucoup d’amis de l’Euro 7 dans les rangs de l’assistance- il nous faut bien pour le reste constater les différences de points de vue et la diversité des stratégies de constructeurs qui il y a encore une dizaine années, suivaient plus ou moins les mêmes directions. Et je me dis ma petite métaphore n’est peut-être pas dénuée de sens, même s’il me faudra solliciter des excuses à Nicolas Boileau et Charles Perrault, chefs de file de la querelle originelle.
En fait, je crois bien que l’automobile tout entière est aujourd’hui à l’image d’un truc qui n’a bizarrement été que peu mentionné pendant l’évènement, alors que vous avez forcément entendu parler du “SDV“, autrement dit “Software Defined Vehicle“, ou dans un jargon plus francois, “véhicule conçu autour du logiciel“. Une véritable révolution en marche, qui voit nos voitures désormais conçues par des informaticiens, lesquels ne veulent savoir de plateformes ou architectures qu’électroniques. Ceux-là vous expliqueront beaucoup mieux que moi que les 60 à 80 ordinateurs ou processeurs qu’embarquent de nos jours une auto seront bientôt remplacés par une unité centralisée. Avec pour bénéfice de faciliter les actualisations et/ou évolutions des programmes “Over The Air“ (OTA) autrement dit en ligne.
SDV, OTA, certains ne parlent que de ça, ou de je ne sais quel autre acronyme. Pourtant, l’ancien monde, celui de l’automobile “en dur“ n’a évidemment pas disparu. Pire encore, il se complexifie et pas seulement en raison d’une évolution technologique purement “organique“, mais aussi parce que le SDV apporte son lot de contraintes physiques. Ce dernier s’ajoute donc plus qu’il ne remplace l’existant, et loin de se substituer aux soubassements physiques, les plateformes électroniques les investissent intimement.
Et cette logique-là se retrouve sur bien des sujets. Tenez, prenez par exemple la distribution, qui voit une majorité de constructeurs passer du schéma traditionnel de la concession à celui des agences. Un sujet ô combien sensible, puisque se traduisant par la confiscation d’une partie de la relation client par les constructeurs -notamment au travers de la digitalisation-, et une diminution de la marge des distributeurs. Il n’en reste pas moins que dans ce domaine aussi se mêlent l’ancien et le nouveau, y compris pour les plus innovants, comme Lynk & Co. De fait, la marque sino-suédoise, dont 60% des clients optent pour une souscription mensuelle à l’usage d’une voiture plutôt que pour son acquisition a dû revoir ses stocks de véhicule à la hausse afin de construire sa notoriété. Parce que pour avant-gardistes qu’ils soient, les acheteurs en question voulaient voir et toucher des autos. Et le bon vieux test-drive est d’ailleurs au centre de la stratégie du constructeur pour se faire (bien) voir dans les centre-ville. Et puis, qu’elles soient nées au XXe siècle ou la semaine dernière, je ne connais pas beaucoup de marques qui misent sur une part vraiment significative de leurs ventes à 100% en ligne.
Dans un autre genre, qui mieux que Thuy Le, directrice générale de Vinfast et vice-présidente de Vingroup , pour symboliser le nouveau monde automobile ? Pensez-donc, une femme à la tête d’un groupe vietnamien créé il y a à peine 6 ans et disposant déjà d’une gamme de sept modèles électriques prêts à investir presque simultanément les marchés nord-américain et européen en y produisant localement ! Et pourtant, quand on interroge Madame Le sur les critères présidant au choix de l’emplacement d’une future usine, il est question d’incentives, d’infrastructures, de tissu fournisseur, ou de coût du travail. Vous avez dit XXIe siècle ?
Enfin, il est évidemment impossible de ne pas évoquer le véhicule électrique, à propos duquel les constructeurs n’ont visiblement pas encore adopté la même religion. Et de s’interroger sur comment distinguer les anciens des modernes entre le patron de Toyota Europe s’exprimant en faveur de la diversité des technologies zéro émissions, et son alter ego de chez Ford réaffirmant que le futur est électrique ? Des écoles de pensées différentes qu’on retrouve parfois au sein d’un même groupe, comme lorsque Gilles le Borgne, patron de l’ingénierie de Renault Group exprime son intérêt pour les carburants de synthèse -pour Dacia semble-t-il, quelque jour après que Luca di Meo avait lui aussi réaffirmé sa foi dans les VEB.
Alors, vieux nouveau monde ou nouveau vieux monde ? Tout ce que je sais, c’est qu’à la différence de celle qui se déroula entre gens lettrés de la fin du XVIIe siècle, les nouveaux anciens et modernes devront probablement s’allier pour résoudre cette querelle-là. Et que la différence entre gagnants et perdants se jouera vraisemblablement sur leur capacite à intégrer les époques.
Pour le reste, j’attends le coup de fil de celui qui m’a ouvert les portes de l’ACF pour en parler de vive voix, parce que je reprendrais bien un dessert.
Et puis, promis. J’apporterai une cravate.