14/04/2022 - #Mercedes-Benz , #Mg
Sensu Lato
Par Jean-Philippe Thery
Aujourd’hui, j’essaye de retrouver mon latin avec une voiture hors normes, même si la littérature qui accompagne son lancement bouscule un peu la langue de Molière…
Il m’arrive de regretter d’avoir laissé tomber le latin.
Sans doute ai-je considéré à l’époque que l’allemand en première langue me donnait suffisamment de déclinaisons à retordre. Un choix dicté par l’autorité maternelle au prétexte qu’il s’imposait aux bons élèves, sans que je n’aie jamais su si j’étais considéré comme tel ou supposé le devenir avec l’aide de Goethe. Je ne peux néanmoins que m’en féliciter aujourd’hui, puisque les vestiges des connaissances acquises en la matière au siècle dernier facilitent mon séjour à Berlin, même si j’étais loin de l’imaginer au cours des vingt ans que j’ai passés en Amérique Latine.
Mais retro in topic ou plutôt, revenons à nos moutons. J’ai donc abandonné le latin au grand regret de mon professeur, un homme plutôt sympathique qui ne fut pour rien dans cette regrettable décision. "Tu quoque" pensait-il son doute en son for intérieur, alors que je lui faisais part de ma défection en invoquant pour la justifier des circonstances exténuantes. Il faut dire que dans l’établissement où je sévissais, pourtant tenu par des jésuites enclins à la pratique des langues obsolètes, c’était de midi à quatorze que les ânes à thème pratiquaient la version, autrement dit aux heures où les ados crèvent trop la dalle quand ils ne sont pas livrés à la somnolence digestive.
At spes non fracta (mais tout espoir n’est pas perdu) quand il s’agit d’éducation. Je garde en effet de cette époque un penchant certain pour l’étymologie et le goût de ces formules anciennes que le chroniqueur de service ostentant une érudition dont il est dépourvu, souligne en italique afin de s’assurer qu’elles ne passent pas inaperçues. Uti non abuti (user mais ne pas abuser) m’étais-je pourtant promis en débutant la rédaction de cette chronique. Mais ce n’est tout de même pas de ma faute si le dernier modèle de chez Mercedes m’évoque une locution du genre Rome Antique.
Officiellement, SL est l’acronyme de "Sport Leicht", même si le luxueux roadster qui arbore les deux lettres chromées n’est plus vraiment sport ni léger depuis belle lurette. Et ce n’est pas la dernière itération du modèle qui dira le contraire avec ses 1.810 kg en ordre de marche, même si la balance -toujours prête à dénoncer- accuse 160kg de moins que le modèle précédent, soit peu ou prou la masse du couple moyen de sexagénaires en bonne santé qui constitue le cœur de cible des sièges avant. Et si l’on adressera volontiers aux ingénieurs de la Benz les "Komplimente" qu’ils méritent, le SL n’en demeure pas moins en dépit de cette diète dans la catégorie des BBW (Big Beautiful Wagen).
C’est sans doute ce que voudrait nous faire oublier le communiqué de presse publié à l’occasion du lancement du nouveau SL, qui fait onze fois allusion à des efforts d’allègement en tout genre. Un texte lui-même lourdingue dont votre serviteur s’est tapé la pénible lecture, ou plutôt sa transcription en français, qui nous rappelle surtout qu’une bonne traduction allant au-delà de la simple juxtaposition de mots translatés, exige une véritable réécriture. Intelligenti pauca : à ceux qui comprennent, peu de mots suffisent.
Dommage, parce qu’il aurait suffi à l’exégète de prendre modèle sur le modèle qu’il avait justement mission de promouvoir. Avec les huit générations successives de SL, Mercedes n’a en effet eu de cesse de traduire dans le langage de leurs époques respectives ce qu’elle a elle-même définit comme le concept du roadster haut de gamme au Sens Large (et même très large), autrement dit le roadster "Sensu Lato".
Masi reprenons ab initio. Au commencement -c’est-à-dire 1952- était une voiture de course gagnante des 24 Heures du Mans et la Carrera Panamericana dont le performant mais pesant 6 cylindres en ligne emprunté à une limousine, imposa la conception d’une carrosserie "leicht" pour compenser ses kilos en trop. On eut donc recours à une structure tubulaire d’à peine 50 kg, mais qui laissait peu de place au pilote pour s’installer. Qu’à cela ne tienne, les portes s’ouvriraient vers le haut, à la manières des ailes d’un oiseau. Des "flügeltüren" devenues Gullwing (ailes de mouettes) chez les Anglais, et papillon chez nous. Ainsi naquit la 300SL type W194 dont les 11 exemplaires allaient connaître une variante civile grâce à un certain Max Hoffmann, importateur Mercedes aux Etats-Unis, qui déposa sur un bureau de Stuttgart un chèque d’acompte pour 1.000 exemplaires de ce qui allait devenir le type W198. Le célèbre coupé reprit les fameuses portières, mais évidemment pas le roadster qui en fut dérivé.
Leur succéda en 1963 la très élégante W113 dessinée par le français Paul Bracq, surnommée "Pagode" en raison du dessin concave de son hard-top rappelant les formes incurvées du toit des temples chinois, supposées faire fuir les mauvais esprits. Mais c’est avec la R107 de 1971 que je découvris personnellement la gamme SL, bagnole de Bobby Ewing et de Jennifer Hart, protagonistes des séries "Dallas" et "Pour l’amour du risque". Des références télévisuelles en forme d’aveu sur lesquelles je préfère ne pas m’attarder. Zappons donc plutôt sur la R129 lancée en 1989, et qui en termina avec le XXe siècle.
Est-ce parce qu’il s’agit de la seule à bord de laquelle j’ai effectué un bref trajet en tant que passager ? A moins que ce ne soit pour le superbe douze cylindres en V qu’elle inaugura ? Ou encore, parce que dessinée par un latin -l’Italien Bruno Sacco- elle est de mon point de vue la dernière de la famille à conserver une certaine légèreté, si ce n’est réelle, du moins dans le style. Toujours est-il que la R129 est la SL que je préfère, et qu’elle constitue à mes yeux une forme de perfection automobile. Qu’il s’agisse d’une 280SL d’"entrée de gamme" ou d’une version bodybuildée par AMG, je vois en effet dans sa cinquième génération l’Arbiter elegantarium -arbitre des élégances- de la prestigieuse lignée SL. Sans compter qu’il se dit qu’avec elle, Mercedes avait atteint une qualité de fabrication qui n’a depuis jamais été égalée. Quoiqu’il en soit, je passerai rapidement sur les R230 et R231 qui lui succédèrent sans jamais vraiment la remplacer, même si je ne serais évidemment pas mécontent d’en abriter un exemplaire dans mon garage.
O tempora ! O mores ! Entre l’électrification forcée et le downsizing des motorisations thermiques dont on pratique l’ablation des cylindres, la nouvelle R232 arrive dans un contexte qui n’a jamais été aussi défavorable à celles de son espèce, auquel il lui a bien fallu qu’elle s’adapte. Mais commençons par l’intangible, que le communiqué de presse susmentionné ne manque pas de rappeler, quitte à pléonasmer joyeusement avec trois mentions à la "propulsion arrière". Qu’on se le dise donc, l’architecture de la SL ne fait appel ni à la traction avant, ni à la transmission intégrale aux quatre roues motrices. Autre constance, la vocation du modèle au nom de laquelle "les développeurs ont été confrontés à la tâche de maintenir l’aptitude élevée à l’utilisation quotidienne". En d’autres termes, on peut commuter ou faire ses courses en SL, au contraire de ces capricieuses GT auxquelles elle est parfois erronément comparée. Enfin, le style aussi reprend une recette connue avec "l’empattement long, les porte-à-faux courts, le long capot, l’habitacle en retrait avec un pare-brise fortement incliné et l’arrière puissant", même si le moteur est bien resté à l’avant.
Mais ce sont bien sûr les nouveautés qui nous intéressent, même si le M139 constituant la principale d’entre elles ne fera pas plaisir à tout le monde. C’est que par les temps qui courent, même le modèle le plus prestigieux de la plus prestigieuse des marques allemande se voit contraint de se mettre au quatre pattes, motorisation animant le CL43 d’entrée de gamme, à laquelle le communiqué tente d’apporter une double caution. Historique, en nous rappelant que dès 1955, la 190 SL rendait 2 cylindres à sa grande sœur 300 SL, mais aussi technologique avec un turbocompresseur électrique qu’on nous affirme tout droit débarqué de la Formule 1, et à propos duquel je ne résiste au plaisir de citer une fois encore le fameux document. On apprend ainsi que le dispositif "résout le conflit d'objectifs entre un petit turbocompresseur à réponse rapide, mais dont la puissance de crête est relativement faible, et un gros turbocompresseur à puissance de pointe élevée, dont la réponse est retardée", et ce grâce à "un moteur électrique d'environ quatre centimètres d'épaisseur […] intégré directement sur l'arbre du turbocompresseur - entre la roue de la turbine du côté des gaz d'échappement et la roue du compresseur du côté de l'air frais". Suralimentation, ton univers impitoyable…
Que vous ayez compris ou pas cette drôle de littérature, sachez qu’il est désormais possible de profiter en famille des 381 ch et 480 Nm ainsi obtenus, puisque "pour la première fois depuis 1989, le nouveau concept dimensionnel permet à nouveau une configuration à 2+2 places". En langage courant, le SL est donc plus que jamais Sensu Lato, puisque disposant d’une banquette arrière pour les mômes, à moins bien sûr que son propriétaire ne préfère le "pare-vent enfichable derrière les sièges arrière peut protéger les passagers avant des courants d’air sur la nuque". Quand je pense que certains chefs de produits sans imagination qualifient ça de filet anti-remous…
Que dire en revanche des "étriers de frein AMG peints en jaune (qui) soulignent visuellement le potentiel accru de la dynamique de marche", de l’"embrayage de démarrage humide" qui remplace avantageusement le convertisseur de couple, ou mieux encore, de la "suspension mutlibras (sic) transversaux avec cinq bras disposés entièrement à l'intérieur de la jante, ce qui améliore considérablement la cinématique" ? Sans doute que je suis à deux doigts de proposer mes services à Mercedes-Benz France, puisque même avec mon allemand scolaire, je devrais pouvoir interpréter la pensée de Karl dans un français plus lisible que risible.
Mais reconnaissons que l’essentiel est ailleurs, et que les amateurs d’automobile seront reconnaissants à Mercedes d’oser une nouvelle SL en ces annis horribilis où l’on mène une chienne de vie aux voitures de niche. Je suis d’ailleurs persuadé que si les roadsters devaient un jour tous disparaitre, le SL serait le dernier d’entre eux, même s’il faudra peut-être s’abstenir d’en lire le guide d’entretien. Parce qu’au risque de me répéter, Mercedes me semble démontrer avec la dernière interprétation du concept né de la 300SL qu’elle maitrise parfaitement l’exercice de traduction, du moins s’agissant de ses voitures.
D’ailleurs, c’est sans aucun doute en hommage au roadster Sensu Lato de la marque allemande qu’Horace écrivit dans L’art poétique : "Omne tulit punctum qui miscuit utile dulci".
Autrement dit "la perfection, c’est de joindre l’utile à l’agréable".