09/04/2021
Semi-conducteurs : les ambitions de la Chine
Par Mathieu Duchâtel
Mathieu Duchâtel, directeur du programme Asie de l’Institut Montaigne, publie dans le dernier Cahier du Cercle des économistes, son analyse des forces en présence sur le marché des semi-conducteurs et évoque notamment les ambitions de la Chine.
En 2019, Huawei a dépensé 23 milliards de dollars pour se constituer des stocks de semi-conducteurs, pesant ainsi sur le marché mondial. De tels efforts s’inscrivent dans la nécessité pour l’entreprise chinoise d’anticiper l’aggravation des restrictions d’accès aux technologies étrangères dont elle a effectivement fait l’objet, à l’été 2020, de la part de l’administration Trump.
Au-delà de ce coup de projecteur qu’ont permis les pénuries du début de l’année 2021, les semi-conducteurs sont bel et bien aux fondements de l’électronique d’aujourd’hui et de demain. Ils sont essentiels à l’économie du pur numérique - un rôle accéléré sous l’effet des transformations engendrées par la 5G (smartphones, cloud, internet des objets) - mais aussi à de nombreux autres secteurs aux mutations rapides et à forte valeur ajoutée, comme l’industrie automobile ou l’industrie de l’armement.
Or il s’agit d’une chaîne de production très globalisée, dont l‘interdépendance étroite servait il y a encore peu de temps les intérêts de tous les acteurs, mais qui connaît aujourd’hui de fortes tensions sous l’effet de deux forces contraires : les puissantes politiques industrielles chinoises d’une part, qui cherchent à réduire la dépendance du pays aux technologies et à la propriété intellectuelle étrangères, et les restrictions américaines sur les transferts de technologies d’autre part (contrôle des exportations, filtrage à l’investissement, contrôle des échanges en matière d’éducation et de recherche). Cette dynamique sino-américaine, sur fond de transformation numérique, intensifie les besoins industriels en semi-conducteurs.
Les ambitions chinoises
A force d’investissement public et de planification, la Chine est parvenue à se hisser dans le top 6 mondial de cette industrie de pointe. Aujourd’hui, l’ensemble du secteur chinois doit répondre à une vision, celle de la "stratégie de développement centrée sur l’innovation", réaffirmée au 5e Plénum du 19e Comité central du Parti, et que l’on a récemment retrouvée au cœur du 14e plan quinquennal (2021-2025).
Les ambitions chinoises en matière de semi-conducteurs ne datent pas d’hier, avec des plans formulés dès les années 1950. Ce n’est cependant qu’en 2014 que l’objectif de faire de la Chine le leader mondial en la matière apparaît dans les documents officiels. Le plan le plus connu, "Made in China 2025", aujourd’hui passé sous silence, fixait comme objectif d’atteindre 70% de la production de semi-conducteurs réalisée en Chine à l’horizon 2025 - elle n’en était encore qu’à 15% en 2020.
La réduction de la dépendance aux technologies étrangères n’est pas le seul lexique de la Chine. Jiang Jinquan, successeur de Wang Huning à la tête de l’Ecole centrale du Parti (un bastion de pouvoir pour la formulation des politiques publiques), le dit avec clarté : "l’autosuffisance technologique est un choix inévitable". Pourtant, les semi-conducteurs sont aujourd’hui le secteur pour lequel les ambitions chinoises sont les plus éloignées de la réalité de son industrie, tant de ses capacités manufacturières propres que de ses fondements scientifiques et technologiques.
En 2020, la Chine a importé l’équivalent de 380 milliards de dollars de semi-conducteurs, soit davantage que le total de ses importations de pétrole. Ce chiffre correspond à une augmentation de 25% par rapport à 2019, une hausse qui résulte en partie de l’effet Huawei et de la constitution de stocks par le pays. En outre, les importations d’équipement y ont augmenté de 20%, ce qui souligne les efforts menés par les industriels chinois pour alimenter leur propre capacité manufacturière, et leur dépendance en amont aux approvisionnements en provenance de ce que l’on pourrait baptiser le "bloc américain" : États-Unis, Taiwan, Japon, Corée du Sud et Europe. La Chine vient d’ailleurs d’annoncer, en mars 2021, la levée des taxes à l’importation pour les équipements et les matériaux de semi-conducteurs, ce jusqu’en 2030.
Pour stopper la course de la Chine, aucune mesure de restriction des transferts de technologie ne sera suffisante. Mais il est très improbable qu’elle parvienne à atteindre ses objectifs dans chacun des domaines constituant ensemble l’industrie des semi-conducteurs. Le leadership dans le haut de gamme paraît ainsi hors de portée. Pour accompagner sa transformation numérique, la Chine a besoin d’un accès aux semi-conducteurs gravés en 7 nanomètres et en deçà. Aujourd’hui, seuls TSMC - à Taiwan - et Samsung - en Corée du Sud - maîtrisent une telle technologie, dont la production est aujourd’hui presqu’entièrement absorbée par les smartphones haut de gamme. La demande excède l’offre, mais la Chine fait face à un goulet d’étranglement qu’il lui sera très difficile de contourner si les restrictions sont maintenues : pas de gravure en 7, 5, 3 ou 2 nanomètres sans les machines de lithographie extrême ultra-violet du Néerlandais ASML, et pas de conception des circuits intégrés de ces générations sans les outils logiciels de conception assistée (EDA), dont la propriété intellectuelle est essentiellement américaine et, dans une moindre mesure, européenne (Siemens).