12/08/2022 - #Renault , #Alpine , #Bmw , #Chrysler , #Dodge , #Ferrari , #Jeep , #Lancia , #Opel , #Porsche , #Ford , #Chevrolet , #Ram
La question de Bob
Par Jean-Philippe Thery
Aujourd’hui, je réponds à une question posée par un gars qui n’est pas exactement le premier venu dans le monde de l’industrie automobile.
Je crois bien que je n’en suis pas encore revenu : j’ai rencontré Bob Lutz.
Bon, disons qu’il serait plus juste de dire que j’ai participé à un évènement dont il était la vedette indiscutable, malgré les invités de poids qui l’accompagnaient. Il n’empêche : je n’avais jusqu’ici jamais imaginé que je me retrouverais un jour à quelques mètres à peine d’un des Executives les plus illustres que l’industrie automobile ait produit.
Evidemment, vous connaissez tous Robert Antony Lutz, né le 12 février 1932 à Zürich, même si un petit rappel biographique ne peut pas faire de mal. Passons rapidement sur une enfance itinérante entre la confédération helvétique et le nouveau monde, ainsi que sur les années écoulées à piloter des avions de chasse pendant la guerre de Corée, même si ces dernières n’ont sans doute pas peu contribué à forger un caractère qu’on devine d’acier trempé. L’homme démarre sa carrière dans l’automobile chez Opel qui lui doit la GT, mini-corvette à la sauce allemande présentée au Salon de Francfort 1965 contre l’avis de sa hiérarchie.
Au début des 70’s, il débarque en tant qu’ Exekutiver Vizepräsident Ventes et Marketing chez BMW, où il contribue à l’avènement des Séries 3 et 6 originales, ainsi qu’au développement des branches moto et Motorsport. Puis vient la période Ford où il met la main aux programmes de la Sierra et de l’Escort troisième du nom, avant de partir chez l’Oncle Sam lancer l’Explorer. C’est ensuite de Chrysler dont il prend la direction plan-produit en 1986, ajoutant à son palmarès rien moins que le Dodge Ram, la fabuleuse Viper, mais aussi la plateforme LH qui popularisera le design "cab forward", sans oublier la Jeep Grand Cherokee. En désaccord sur la fusion avec Daimler, il quittera en 2001 son bureau d’Auburn Hills pour émigrer au Renaissance Center où siège la GM, en tant que vice-chairman of Product Development.
De la longue liste de modèles que lui doit le constructeur, on retiendra la cinquième génération de Camaro -reborn après un hiatus de 7 ans- la Pontiac Solstice, mais aussi la Chevrolet Volt, qui constitue avec les BMW i3 et Fischer Karma l’un des seuls modèles hybrides commercialisés avec un prolongateur d’autonomie ("range extender" en VO). Et malgré un agenda sans doute un peu chargé, sachez qu’à ses heures pas vraiment perdues, notre homme assouvissait sa passion du pilotage aux commandes d’une moto ou d’un avion de chasse de sa collection (dont un Aéro L39 Albatros tchèque), quand il ne se posait pas pour écrire un bouquin (ne ratez pas l’excellent "Car Guys vs Bean Counters") ou construire d’incroyable modèles réduits d’avions en papier, dont certains sont visibles dans la boutique "Pasteiner's Auto Zone Hobbies" que j’ai récemment mentionnée dans "American Coffee".
Voilà donc (très) résumé le portrait de celui dont je lisais il y a quelques années l’amusante chronique mensuelle dans Road & Track, intitulée "Demandez à Bob Lutz tout ce que vous voulez", et dont les réponses aux questions les plus inattendues des lecteurs -pas forcément liées à l’automobile- ne manquaient jamais de provoquer le sourire. Mais le 21 juillet dernier, c’était un Bob Lutz en chair et en os qui participait à l’édition 2022 du "Meadow Brook Connect", organisée par la Chambre de Commerce Franco-Américaine du Michigan, à laquelle je devais ma présence à un certain Bertrand Rakoto y officiant en tant qu’organisateur et maître de cérémonie. Et comme la soirée avait pour thème le design automobile, ce dernier avait fait en sorte de réunir sur les pelouses de l’endroit une sacrée brochette de belles autos.
Les phones les plus smarts étaient donc de sortie pour photographier -entre autres- la toute récente Corvette C8 Z06 en "accelerate yellow" et sa devancière dans une rare version L88, une Ferrari SP2, la fameuse "flying Mustang" pilotée par Ken Miles en 1965 (la première des GT350 R vendue pas loin de 4 millions de dollars en 2020) ou encore une des quatre Porsche 906E 1967, sublime dans sa livrée orange.
Pour autant, pas un seul des convives ne manquait à l’appel au moment d’écouter Monsieur Lutz, venu non pas pour répondre sur papier à des questions saugrenues, mais pour en poser de vive voix à quatre prestigieux invités. Et sans doute est-ce parce que la séance se déroulait en plein air que Bertrand n’avait pas hésité à contrarier le principe selon lequel on ne réunit pas dans la même salle ingénieurs et stylistes, puisqu’avaient répondu présents à l’appel Joel Piaskowski (Global Design Director chez Ford), Scott Kruger (Head of Dodge design), Steve Pasteiner (ex-designer GM et fondateur de la boutique susnommée) et Tadge Juechter (Corvette Executive Chief Engineer).
Autant vous dire qu’avec de tels calibres, les oreilles du public étaient particulièrement attentives à l’approche de la première question. Et Bob entra immédiatement dans le vif du sujet en demandant à ses interlocuteurs comment ils comptaient s’y prendre pour concevoir les sportcars de demain, à l’heure où le moindre SUV à batteries dispose dès le premier tour/minute des ressources lui permettant d’humilier de prestigieuses sportives au Grand Prix des feux rouges. Au risque de vous décevoir, ce n’est pourtant pas la réponse des vrais spécialistes que je compte vous livrer mais la mienne, que je vous résume en un mot.
Drama.
Figurez-vous que m’est immédiatement venue en tête la Lancia Beta HPE 2000 que je conduisais à l’époque de mes premières armes chez Renault… Je sais, mon joli break de chasse à l’italienne ne correspond pas exactement à l’idée qu’on se fait d’une sportive contemporaine. Mais à l’époque, je ne manquais jamais le petit rituel accompagnant son retour au garage, quand je laissais la vitre conducteur ouverte jusqu’à l’extinction du moteur, afin de profiter des borborygmes émis par le beau 2 litres double arbre (dessiné par Aurelio Lampredi en personne), que l’échappement distillait avec d’autant plus d’allégresse qu’il résonnait dans l’espace clos du parking couvert. Je vous jure que dans ses moments-là, en fermant les yeux (à l’arrêt) et avec un peu d’imagination, ce n’était pas mon daily commuter que je rangeais sur son emplacement, mais une auto de course rejoignant les stands après avoir bataillé sur piste.
Vous pouvez rigoler, mais avez-vous remarqué à quel point nombre de sportives d’aujourd’hui éructent au lever de pied, avant de vocaliser méchamment à l’accélération, tous clapets ouverts en mode "Supertrack plus plus" ? Même quand celles-ci nous évitent encore les amplifications synthétisées par haut-parleurs interposés, croyez-vous vraiment que les flatulences et vociférations mécaniques qu’elles produisent soient encore le pur produit de leur architecture moteur, d’une zone rouge perchée à x milliers de tr/min ou d’un échappement je ne sais combien de fois en-deux-en-un ? Demandez-donc ce qu’ils en pensent aux acousticiens à qui revient de s’assurer que la musique en provenance des tubes de résonance protubérant dans les jupes arrière flatte les instincts les plus viscéraux du conducteur. Vous avez dit "drama" ?
Mais sans doute aurais-je dû commencer par le style. Impossible en effet d’imaginer une sportcar sans un certain nombre d’attributs esthétiques qui n’échappent pas aux effets de mode. Exit donc les ostensibles appendices pseudo ou véritablement aérodynamiques de la fin du siècle dernier au profit d’extracteurs supposés plus discrets, ainsi que les phares rétractables peu compatibles avec les normes de choc piéton. En contrepartie, bienvenue à la fibre carbone en finition vernie multicouche, apportant une légèreté bienvenue à des éléments rajoutés qui n’auraient parfois pas existé sans elle.
A l’intérieur, c’est depuis quelques années le volant à méplat qui a la cote, emprunté aux formule 1 d’antan dont la direction effectuait moins d’un demi-tour de butée à butée, mais prouvant que les constructeurs les plus prestigieux tiennent désormais compte des ventripotences de leur cœur de cible. Je sais, je pinaille d’autant plus que c’est principalement dans la silhouette que réside la singularité esthétique d’une voiture sportive, entre sensualité et/ou agressivité, quand il n’est pas carrément question de provocation. Bref, drama !
J’entends pourtant certains d’entre vous me rappeler -très justement- que tout ne réside pas dans les apparences, et qu’une sportcar, c’est avant tout un comportement. C’est vrai, il y a ce toucher propre à la catégorie qu’on ressent au volant comme dans l’opération des différentes commandes, mais aussi cette sensation au plus bas de son anatomie, puisqu’il est bien connu que si une voiture se conduit des pieds et des mains, c’est avec le fondement qu’elle se pilote (surtout au passage de ralentisseurs). Mais reconnaissez tout de mème que la plupart des propriétaires de tels engins -même parmi ceux qui "track day" régulièrement- choisissent leur jouet en fonction de ce qu’ils imaginent pouvoir en faire plutôt que de ce qu’ils en feront véritablement, et que les occasions sont rares -pour ne pas dire inexistantes- de profiter véritablement de leur potentiel. Et ne croyez pas que je me moque : quand mes lecteurs m’auront rendu célèbre et riche, c’est exactement ce que je ferai en prenant livraison d’une Lambo flambant neuve, histoire de me jouer mon petit "drama" bien à moi.
Tout cela m’a été opportunément rappelé sur le trajet du retour, effectué en passager d’une superbe Corvette C7 6.2 3LZ Carbon 65 Edition dont je puis vous assurer que la théâtralité ne réside pas que dans l’appellation (dont j’avoue avoir un peu forcé le trait), d’autant plus que son très aimable propriétaire n’a pas ménagé ses effets pour me le rendre mémorable. Et de fait, je ne suis pas près d’oublier les accélérations prodiguées de nuit sur les petites routes du Michigan par les par les 460 chevaux du V8 en furie, d’autant plus audibles que le toit amovible -en carbone évidemment- avait été rangé dans le coffre.
Voilà d’ailleurs une auto qui constitue sans doute un excellent benchmark pour ceux qui auront à charge de concevoir les sportcars électriques de demain. Leur tâche s’annonce plutôt ardue, entre des accélérations certes impressionnantes mais lissées a l’extrême sans les effets de ruptures induits par les crêtes de couple ou les changements de rapport, ou encore une bande son évoquant davantage le sifflement des voitures solaires de la série "logan’s run" (l’âge de cristal en VF) que la combustion interne en multicylindres. Sans oublier la surcharge pondérale d’un pack de batteries à placer -centre de gravité oblige-au plus bas, avec un siège conducteur réhaussé d’autant. A moins bien sûr que l’architecture du concept E-ternité récemment bricolé par Alpine sur base d’une A110 ne fasse finalement école.
Ces questions de mise en scène me semblent d’ailleurs constituer le véritable défi à relever, plus que celle des performances à l’accélération. D’abord parce que celles-ci finiront probablement par trouver leurs limites, avant que le SUV des "soccer mums" ne se mue en véritable dragster. Et sans doute parce qu’il s’agit aussi d’un retour aux sources pour les voitures sportives, quand celles-ci étaient mues par une mécanique empruntée à de paisibles berlines familiales, et dont le modeste surcroit de puissance -quand il existait- était assuré par un carbu supplémentaire ou mieux dimensionné.
Quoiqu’il en soit, nous n’en sommes qu’au début de cette histoire-là, et sans doute devons-nous faire confiance aux ingénieurs pour nous proposer une réponse, même si les codes de la supercar devront sans doute être réinventés. Benedetto Vigna, actuel DG de Ferrari n’a-t-il d’ailleurs pas récemment promis en interview de futures voitures électriques "encore plus uniques", assurant que la marque saura traiter la délicate question du poids grâce à "la compréhension approfondie du comportement dynamique de ses véhicules" ?
Au risque de me répéter , l’important à mes yeux est surtout que les productions de Maranello continuent à nous interpréter leur "dramma" mécanique à l’Italienne, et que leurs concurrentes sachent réécrire leur propre partition.
Tiens, je me demande ce qu’en penserait Bob Lutz. Rappelez-moi de lui poser la question la prochaine fois que je le verrai.