27/06/2024 - #Renault , #Peugeot
La guerre des “boutons”
Par Jean-Philippe Thery
Aujourd’hui, je vous emmène sur deux roues. Mais je vous préviens, ce n’est pas forcément de tout repos…
Le mien était orange
Un Manufrance à pneus blancs, au guidon duquel j’ai fait des trucs pas toujours très raisonnables au pied de l’immeuble où nous résidions à Sainte-Foy-lès-Lyon. Comme emprunter le bout de rue menant de l’entrée du parking à celle de la cour donnant accès à des box individuels, truc d’autant plus excitant que c’était évidemment formellement interdit par les autorités parentales. Le parking était d’ailleurs lieu de tous les plaisirs puisque j’en prenais un malin (plaisir) à bloquer la roue arrière de mon biclou sur la petite plaque de sable provoquée par les écoulements de pluie, non s’en m’y être élancé en descente. Si les dérapages ainsi provoqués me procuraient de premières sensations de pilotage, ceux-ci finirent néanmoins par déchirer le pneumatique, sa fin prématurée m’ayant valu une bonne admonestation et d’être privé pendant une semaine de ma monture, le temps d’effectuer la réparation.
Ça parait improbable, mais j’ai récemment trouvé sur un site d’annonces en ligne un vélo en tous points identiques à celui qui fut mien. Et comme il se trouve en région lyonnaise, j’en arrive à me demander si par hasard… Bon, je n’en saurai évidemment jamais rien, mais ce dont je suis certain, c’est qu’on n’oublie pas son premier vélo, le vrai, celui sur lequel on découvre les bienfaits de la force gyroscopique sans les roulettes infamantes réservées aux bambins. Je crois d’ailleurs pouvoir affirmer qu’il n’existe pour un gamin pas de meilleur cadeau qu’un vélo, tant son imagination l’emmène bien au-delà des limites du monde réel. A l’âge des culottes courtes, je parcourais ainsi en mon for intérieur des distances très supérieures à la centaine de mètres séparant l’accès aux stationnement de mon immeuble.
Sans doute ai-je encore besoin de ces sensations-là, puisque que je me suis récemment offert un vélo. Un Bergamont fabriqué à Hambourg, histoire de faire dans le cycle local, même si le camion qui l’a déposé chez moi arrivait en fait d’un magasin bavarois. Voilà qui retardera d’autant la compensation du bilan carbone dû à la livraison, puisqu’en cycliste du dimanche je le réserve aux fins de semaine, préférant navetter sur quatre roue, voire beaucoup plus quand j’emprunte une rame du M10. Pourtant, la capitale allemande ne peut que m’inciter à pédaler avec son vaste réseau de pistes cyclables, doté d’une signalisation tricolore dédiée ainsi que de files spécifiques pour tourner à gauche aux intersections. De quoi énerver le cycliste parisien prompt à citer en exemple les grandes villes d’Europe, en oubliant totalement qu’avec une densité de population 4 fois inférieure à celle de Paris, il y a moyen de faire des trucs pas forcément applicables ailleurs.
Quoiqu’il en soit, l’automobiliste berlinois est habitué à surveiller ses artères comme ses arrières, surtout quand il lui faut traverser une voie réservée lors des conversions à droite. Quant au piéton, il a tout le loisir de se livrer à l’observation de la gente vélocipédiste en attendant que le "Hampelmann" le célèbre p´tit bonhomme local- passe au vert, tant le monde des usagers de la petite reine est varié. La multitude des tribus le composant constitue de fait un véritable régal pour le sociologue amateur, qui y trouvera facilement matière à établir une segmentation. Sans être exhaustif, on distinguera ainsi les amateurs de l’électrifié des adeptes du musculaire, les férus du changement de vitesse électronique des minimalistes "singlespeed", les pilotes de pliants des conducteurs de cargo chargé d’enfants, chiens ou même colis, ou encore les tenants du "long-tail" embarquant deux passagers des monoplaces de course. Bref, tout un petit monde on ne peut plus éclectique pédalant dans la joie et la bonne humeur, l’harmonie et l’amour du prochain que ne manquent pas d’inspirer la pratique régulière des mobilités "douces".
Quoique.
Tel n’est pas le message véhiculé -quand bien même sans émissions- par deux posts auxquels j’ai été récemment exposé sur un célèbre réseau social professionnel, publiés par des activistes dénonçant une inquiétante "SUVisation" de la bicyclette. Le premier s’en prend aux véhicules dits intermédiaires, qui "larges, lourds et encombrants jouent sur l'imaginaire de ́l'automobile (toit, pare-brise, marche arrière, boîte automatique, carrosserie, pare-chocs...) tout en donnant l'illusion d'être sur un vélo, du fait des pédales". Quant au deuxième, ce sont les "fat-bikes" qu’il fustige, pilotées par des individus "ni cyclistes, ni motards" et qualifiées de "véritable fléau" par un auteur lassé de se faire régulièrement dépasser "par ces machines puissantes qui vont très vite sans même pédaler". S’ensuit évidemment une série de réactions dénonçant tour à tour l’illégalité supposée des engins concernés et l’importation débridées (ou pas) de véhicules apocryphes, mais aussi le comportement de conducteurs dont les machines ne sont pas responsables ou encore l’élitisme ne supportant que les "musculaires" dépourvues de batterie, quand elles ne font pas dans la sémantique en rappelant qu’il ne faut point confondre "fat-bike" avec "speed-bike" ou "Speedelec".
Heureusement, l’un des commentateurs sans doute plus éclairé que ses "condicyclistes" remet l’église au centre du village et un peu d’ordre dans cette cacophonie, en rappelant à juste titre que "le plus important reste de baisser le nombre inutile et nuisible de voiture et d’améliorer les infrastructures", avant de conclure par un magistral : "J’ai hâte que notre problème soit les fat-bike". En d’autres termes, il convient de ne point se tromper d’ennemi, et de faire rouler en premier dans le panier les têtes qui ne sont pas dans le guidon. Il sera toujours temps par la suite de régler le sort des pédaleurs mécréants.
Moi qui avais toujours imaginé que si on avait filé des vélos aux protagonistes de la "guerre des boutons", le conflit opposant les gamins de Longeverne à ceux de Velrans n’aurait jamais eu lieu, je suis de la revue. Rappelons en effet que dans le film d’Yves Robert portant à l’écran l’œuvre éponyme de Louis Pergaud, la traditionnelle dispute opposant les gosses des villages voisins prend un tour nouveau quand certains d’entre eux adoptent la stratégie particulièrement efficace consistant à combattre nu en arrachant boutons et bretelles de l’adversaire, lequel en est quitte pour une sérieuse soufflante pendant que ses bourreaux transforment en véritable trésor leurs prises de guerre. Mais à constater l’esprit belliqueux animant leurs aînés -ou plutôt descendants si l’on considère que le film remonte à 1962- je me dis que si les meneurs avaient disposé de vélos, il s’en serait sans doute servis pour accélérer le déplacement des troupes plutôt que de promouvoir de pacifiques balades entre voisins.
Mais si les attaches vestimentaires ne sont plus guère menacées en 2024, la guerre est toujours d’actualité chez ceux dont le slogan pourrait être "boutons l’automobile hors les murs". Et qu’importe sans doute que les "sans dents de plateau" résidant en de lointaines banlieues n’aient plus facilement accès aux villes-jardins de l’entre-soi qu’idéalisent certains, du moment que celles-ci sont préservées des méfaits de leurs vilaines machines autotractée. Autrement dit, pas de bras, pas de chocolat, et si tu n’as pas de mollets tu rames ! De métro, bien sûr, mêmes bondées aux heures de pointes, et dont les stations ne sont pas forcément accessibles à tous.
De quoi provoquer un sérieux sentiment de dissonance cognitive chez ceux qui tour à tour piétons, cyclistes, usagers des transports en commun ou automobilistes, seraient sans doute plus sensibles aux arguments valorisant les bénéfices réels du vélo pour leur santé qu’aux injonctions moralisantes, et qui ne goûtent guère les logiques d’exclusion. De dangereux modérés qui voient sans doute à tort dans la politique de la ville la gestion d’équilibres, et qui pactisent de façon coupable avec l’ennemi lorsqu’ils consentent un sourire ou signe de tête de remerciement à l’automobiliste les laissant passer à bord de son Renault Captur ou Peugeot 2008 (à ranger évidemment dans la catégorie des "énormes SUV").
Sur ces réflexions, je vous laisse : on est dimanche, il fait beau à Berlin, et mon Bergamont m’attend…