09/11/2023 - #Bmw , #Toyota
Kintsugi Jidōsha
Par Jean-Philippe Thery
Aujourd’hui, j’ai du bol en me promenant dans les rues de Tokyo. Mais pas n’importe lequel…
Au huitième, mon choix était fait.
Quelques minutes auparavant, j’étais encore dans les rues de Yanaka, en quête des traditionnelles maisons en bois qui font la réputation du quartier. Mais il a suffit que je tourne le dos pour que ma chère et tendre franchisse sans crier gare le seuil d’une petite boutique enchâssée entre deux immeubles. Avant que je puisse donner le moindre avis, elle s’était déjà renseignée sur la "Japanese Tea Ceremony Style" pancartée sur la façade. Et comme j’ai toujours le dernier mot ("oui Madame"), c’est comme ça qu’après avoir grimpé l’étroit escalier menant à l’étage, je me suis retrouvé à choisir le bol dans lequel j’allais déguster le Matcha.
Avant d’ouvrir sa maison aux visiteurs de passage, Okubo-san était antiquaire. Et c’est parce qu’il regrettait de voir les bols de sa précieuse collection prendre la poussière sur une étagère, qu’il s’est résolu à les remettre en service en proposant à de parfaits inconnus de s’initier au breuvage vert. Une jolie preuve de confiance qui m’a permis de prendre en main et porter aux lèvres un Chawan -c’est ainsi qu’on les désigne- de la période Edo. Avec tous les égard dus à un objet nous étant parvenu après un voyage de 150 ans, pas tant pour les plusieurs milliers de dollar qu’il représente (quoique), mais surtout parce les créations du céramiste Eiraku Zengoro Wazen (1823-1896) fréquentent habituellement les vitrines protégées des musées.
Je n’ai d’ailleurs pas eu besoin d’attendre qu’Atsuko –la fille de notre hôte- parvienne au quinzième d’entre eux pour jeter sur lui mon dévolu. Ignorant le plus ancien -400 ans tout de même- j’ai craqué pour ses fissures délicatement couvertes d’une laque poudrée d’or, témoignant de la brisure subie avant qu’il n’ait été réparé selon les principes du "Kintsugi". Un art dont je vous ai déjà parlé dans "Cheveu sur la langue", qui en sublimant les cassures avec juste ce qu’il faut du précieux métal jaune, nous invite à réfléchir sur la beauté que recèlent les imperfections. Celles des objets fabriqués à la main mais aussi les nôtres, inéluctables traces de notre humanité.
Mais tel que vous me connaissez, c’est vers l’automobile que m’ont emmené mes divagations. Pas tout de suite évidemment, tant la cérémonie du thé a semblé ralentir le temps, au rythme des gestes parfaitement mesurés d’Atsuko. Mais je n’ai pu m’empêcher ultérieurement de me demander à quoi correspondrait une "Kintsugi Jidōsha", autrement dit une automobile Kintsugi. Une idée dont j’admets volontiers qu’elle ne relève pas de l’évidence, ne serait-ce que parce que les cent-cinquantenaires motorisées ne courent pas forcément les rues. Sans compter que -sauf erreur de ma part- on utilise pas très couramment de la poudre d’or pour réparer les carrosseries, auxquelles on vise plutôt à restituer leur aspect originel. Mais surtout parce qu’à première vue, tout oppose l’objet produit de façon répétitive dans l’antre d’usines ultramodernes d’une poterie savamment façonnée par la main de l’homme.
Pour autant, celui qui répara il y a sans doute bien longtemps le Chawan dans lequel je goûtais la dense préparation, n’avait probablement d’autre intention que d’en prolonger la vie utile, et nullement d’en faire une pièce de musée. Et sans doute Okubo-san et sa fille rendent-ils le meilleur des hommages tant à l’artisan comme à l’objet en permettant à ce dernier qu’il remplisse aujourd’hui encore l’office liquide pour lequel il a été conçu. Parce qu’au-delà de la beauté qu’il leur confère, le Kintsugi rend surtout la vie et probablement leur âme à ces objets inanimés dont Lamartine se demandait justement s’ils en avaient une, non sans préciser "une âme qui s’attache à notre âme et notre force d’aimer".
Depuis, je vois des Kintsugi Jidōsha un peu partout. Comme lundi dernier, en sortant de chez moi sur la Petersbergstrasse où j’ai observé le temps d’un arrêt au feu son propriétaire ôtant une à une les feuilles d’automne s’étant posées la nuit durant sur la carrosserie d’un break Mercedes Type 211. Une Classe E de troisième génération ne paraissant pas ses 15 ans bien qu’ayant semble-t-il pour habitude de "dormir" dans la rue, mais dont le geste attentionné de celui qu’elle emmène probablement au quotidien trahit les soins dont elle bénéficie. Certains se moqueront sans doute. D’autres -j’en suis- connaissent bien l’espèce de boue qui se dépose dans les articulations d’une automobile quand on laisse y pourrir la matière végétale, maintenant l’humidité propice à la corrosion. Voilà donc une auto -et son conducteur- qui illustrent parfaitement cet esprit de conservation qu’entretient le Kintsugi.
Ces autos-là, j’en croise très régulièrement autour de chez moi. Comme -restons dans les étoiles- cette belle SL de la série R129 dont la carrosserie brille encore sous les micro-rayures. Plus récent, il y aussi le cabriolet E46 de chez BMW dont je soupçonne le propriétaire de fréquenter les stations de lavage plus que de raison. Ne croyez pas cependant, que je n’ai d’yeux que pour les modèles les plus prestigieux, puisqu’étonnamment celles qui à l’époque de leur jeunesse se perdaient dans la masse de leurs nombreuses semblables, attirent aujourd’hui à elles bien des regards avertis, par leur flatteuse apparence. Comme par exemple cette Golf 5 que je vois tous les jours, une Jetta plus ancienne encore et l’Alfa 147 faisant mentir la mauvaise réputation de ses semblables italiennes. Sans compter la surprenante Toyota Starlet Verte, régulièrement parquée près du bureau.
Elles font partie d’un groupe qu’ont tendance à oublier ceux qui bossent chez les constructeurs, obnubilés par l’odeur du neuf. Je plaide coupable puisque j’en ai fait partie, et que j’ai mis plusieurs années à réaliser que suivant les marchés et les années, les voitures d’occasion représentent deux tiers à trois quarts des transactions automobiles. Sans les "occases", il n’est point de motorisation de masse, particulièrement la moitié d’entre elles qui affichent en France plus de 10 ans d’âge, et même 20 ans pour un quart de ces dernières. On ne s’étonnera donc pas du soin que prodiguent un certain nombre de leurs propriétaires à celles qui valent les quelques milliers d’euros -et pas plus- que ceux-ci peuvent consacrer à la mobilité individuelle.
Certes, toutes ne répondent pas à la définition de la "Kintsugi car", négligées que sont certaines d’entre elles. Mais l’esprit de conservation est depuis quelques temps régulièrement mis en avant par ceux qui, en réaction à la mise en place des Zones à Faibles Emissions (ZFE) condamnant à terme plusieurs millions d’autos au broyeur, prétendent qu’elles seraient plus écologiques qu’une voiture neuve, l’empreinte environnementale de leur fabrication ayant depuis longtemps été amortie. J’ignore pourtant s’il faut invoquer ce genre de calcul s’agissant d’auto pour lesquelles le neuf ne constitue manifestement pas une alternative, ou pour justifier de ne pas mettre à la poubelle un objet en très bon état de fonctionnement, tant ça me parait relever de l’évidence.
Quoiqu’il en soit, je ne puis m’empêcher d’évoquer une Kintsugi Jidōsha qui m’est chère. J’ai nommé Karl, bien sûr, ma Mercedes C200K de 2006 à qui je viens d’offrir une grande révision, même si le contrôle technique réalisé l’année dernière s’est soldé par un rapport vierge de tout reproche. Une auto qui n’aura plus droit de cité dans le périmètre du "Grand Paris" à partir de début 2025, mais avec laquelle je réside fort heureusement à Berlin, où la "UmweltPlakette" verte qu’elle arbore fièrement dans le coin de son parebrise, loin de se montrer aussi intransigeante, constitue le gage de la longue route lui restant à accomplir.
Pour le reste, j’espère qu’Okubo-san ne m’en voudra pas d’avoir ainsi quelque peu détourné la cérémonie du thé. Mais je suis sûr qu’il en conviendrait avec moi : certaines mesures iniques que nous pond parfois le législateur sont décidément très loin de l’esprit de conservation du Kintsugi…