17/11/2022
Eloge de la lenteur
Par Jean-Philippe Thery
Aujourd’hui, je vous propose de prendre le temps. Celui de lire cette chronique, mais aussi de se relâcher derrière le volant. Enfin, pas trop quand même…
C’est la photo d’une chemise froissée qui a accroché mon regard.
Une image dissonant avec le style costard/cravate du réseau sur lequel elle était publiée, mais qui n’en a pas moins produit l’effet voulu, puisque j’ai lu le post qu’elle illustrait. Il y était question non pas de lin -dont chacun sait qu’il se froisse avec noblesse- mais d’une décision de la plus haute importance que son auteur avait prise récemment : celle de ne plus repasser ses vêtements. Et si je m’attendais dans les lignes suivantes à ce que notre homme vante les vertus du temps de vie gagné en s’affranchissant d’une tâche subalterne, c’est que j’avais mésestimé la portée de son ambition. Parce que selon lui, revêtir ses atours en mode fripé, Ça consistait ni plus ni moins à sauver la planète.
Sauver la planète, c’est donc remiser son fer à repasser et ses 300 Watts de consommation moyenne. Mais à en croire les injonctions devenues courantes sur les réseaux dits sociaux, on peut également s’ériger en véritable héros environnemental au travers de diverses actions plus ou moins complexes, consistant à emprunter l’escalier plutôt que l’ascenseur, exclure l’avion de ses déplacements, renoncer à procréer, ne plus laver son jean ou encore proscrire la viande de son assiette, sans oublier bien sûr de répandre la bonne parole.
Il n’y pas si longtemps, on nous proposait même de vidanger certain fluide corporel sous la douche, alors que plus récemment, la ministre suisse de l’environnement a enjoint ses confédérés de compatriotes à pratiquer leurs ablutions à deux. Pas sûr néanmoins qu’il soit recommandé de pratiquer ses deux là simultanément, ni que la dernière pour sympathique qu’elle soit, ne contribue pas justement à rallonger conséquemment le temps du bain…
Dans ce contexte, on comprendra que l’annonce faite le 14 novembre par notre Première ministre n’ait pas plu à tout le monde, puisqu’Elisabeth Borne a indiqué que la vitesse maximale autorisée sur les autoroutes françaises resterait bien à 130 km/h. De quoi fâcher les tenants d’une diminution à 110 km/h qui s’étaient dernièrement mobilisés en force, principalement au travers de publications au ton militant sur les réseaux sociaux, invoquant la nécessité de réduire notre consommation de carburant en période de tension sur les approvisionnements, l’action en faveur du climat, la sécurité routière ou tout ça en même temps. Si l’affaire semble donc -au moins provisoirement- réglée, il m’a tout de même paru intéressant de revenir sur les arguments employés par ces apôtres de la lenteur.
Alors on commence par un petit exercice d’arithmétique. Selon vous, combien de temps faut-il à une voiture roulant à la vitesse moyenne de 118 km/h pour effectuer un parcours de 500 km ? Inutile de sortir votre calculette, puisque je vous réponds de suite : 4 heures,14 minutes et 14 secondes, à comparer aux 4 heures, 51 minutes et 15 secondes d’une voiture lancée à 103 km/h. Pourquoi ces drôles de chiffres ? Et bien parce que 103 et 118 km/h correspondent aux allures moyennes relevées par l’observatoire des vitesses (organisme affilié la Sécurité Routière) sur les voies respectivement limitées à 110 et 130 km/h.
En d’autres termes, me direz-vous, rouler jusqu’à 130 km/h au lieu de 110 vous ferait gagner 37 minutes sur un Paris-Lyon. Eh bien vous avez tout faux ! Parce que si comme moi, vous avez lu ou entendu que "rouler plus vite ne permet pas de gagner de temps" vous aurez compris que pour certain, l’aphorisme tient lieu de vérité scientifique et qu’il est inutile -ce dont je vous avais prévenu(e) de sortir votre Casio FX82.
Mais peut importe au fond, puisque peu d’entre nous effectuent régulièrement de tels trajets, et qu’en ce qui me concerne, je dépense en pauses répétées le temps que je gagne -ou que je croyais gagner- plutôt que de chercher à réaliser des "moyennes". D’autant plus que ce n’est pas le temps gagné qui nous intéresse ici, mais l’énergie économisée. Et ça, le gars à la liquette chiffonnée l’a bien compris, qui s’est étendu dans sa publication en savants calculs, afin de savoir combien de réacteurs nucléaires l’abandon des centrales vapeur de ce pays permettrait d’économiser.
Même chose pour la miction sous la douche à propos de laquelle l’université d’East Anglia indiqua à ses 15.000 étudiants (en 2014) qu’elle permettrait d’économiser l’équivalent de 26 piscines olympiques (dans lesquelles je rappelle qu’il est interdit de se soulager), grâce au nombre de chasses d’eau non actionnées. A condition j’imagine de ne pas en profiter pour prolonger le temps d’ouverture des robinets (ceux de la douche), ce qui suppose sans doute de ne pas interrompre le savonnage.
Bon, laissons là un sujet qui devient glissant, et revenons plutôt à l’automobile.
D’ailleurs c’est facile, puisque pour calculer la quantité globale de carburant économisée en abaissant la vitesse maximale sur autoroute de 130 à 110 km/h, il suffit de nourrir l’équation avec le nombre total de kilomètres parcourus sur le réseau en un an, une hypothèse de consommation moyenne par véhicule et l’économie de carburant moyenne, estimée à 25%. Vous mélangez le tout, et ça vous donne forcément un chiffre faramineux, qui devrait passer l’envie aux plus récalcitrants de continuer à "appuyer sur le champignon".
Oui mais non.
D’abord parce que l’estimation de 25%, qui s’est répandue comme une trainée de poudre parmi les adeptes du 110, fondée semble-t-il sur un calcul ne prenant en compte que la résistance de l’air à l’exclusion de tout autre critère ("parce que tu comprends, le carré de la vitesse") semble ne pas correspondre tout à fait à la réalité. Du moins si l’on en croit le test effectué en situation réelle par une revue automobile de renom entre la région parisienne et Le Mans, chiffrant cet économie à 6% pour le véhicule essence utilisé, et 10% pour le modèle diesel.
Par ailleurs, il convient de rappeler que vitesse maximale autorisée et vitesse moyenne constituent deux mesures différentes, et que si l’une impacte forcément l’autre, le trafic et les ralentissements dus à la circulation auront tôt fait de ramener Messieurs 110 et 130 à la même vitesse sur une partie du parcours, annihilant tout écart de consommation sur les tronçons concernés.
Et puis, on ne peut oublier que tous les conducteurs ne profitent pas nécessairement de la vitesse maximale, et que la hausse substantielle du prix des carburants durant ces derniers mois a très probablement incité nombre d’entre eux à lever le pied, histoire de ménager leur portefeuille. Sans compter ceux qui, ne souhaitant pas payer le ticket d’autoroute pour rouler 20 km/h moins vite, se reporteront sur le réseau secondaire avec un supplément de consommation à la clé.
Mais que valent tous ces arguments face à la volonté du peuple, puisque deux études publiées récemment semblent démontrer qu’une majorité de français serait favorable aux 110 km/h sur autoroute ? 63% selon la première réalisée par l’Ifop, dont les résultats ont néanmoins régulièrement été cités en omettant d’indiquer le libellé exact de la question, que je vous livre : "Vous personnellement, seriez-vous prêt à réduire votre vitesse sur l'autoroute à 110 km/h, spécifiquement dans le but de réaliser des économies de carburant ?".
Nul besoin donc, d’être expert en sondage d’opinion pour comprendre que c’est le comportement des répondants face à l’augmentation du prix des carburants dont il est ici question, et non leur positionnement face à une mesure coercitive. A bien y réfléchir, ce résultat me paraît d’ailleurs diminuer l’intérêt de cette dernière, puisque si les 2/3 des personnes concernées s’autolimitent à 110 km/h, l’essentiel du potentiel d’économie en carburant aura été atteint !
Quant à la deuxième qui affiche 68% d’opinions favorables aux 110 km/h, il ne m’a pas été facile d’en trouver la source et pour cause, puisqu’il s’agit en fait d’une question figurant dans le questionnaire du "Baromètre de la transformation écologique" réalisé par l’Institut Elabe pour le compte de Veolia, et non pas d’une étude ad ’hoc. Avec tous les effets de halo qu’on peut imaginer s’agissant d’un sondage portant sur les questions environnementales, et surtout un échantillon représentatif de l’ensemble de la population française, dont une part probablement significative de répondants n’empruntant pas régulièrement l’autoroute, voire de non-automobilistes. Or, quoi de plus facile que de décider d’une contrainte pour les autres, quand on n’est pas directement concerné ?
De ce point de vue, la campagne informelle menée en faveur des 110 km/h par un certain nombre d’internautes sur les réseaux sociaux relève d’une forme de raisonnement relevant du "moi je". "Si moi je porte une chemise froissée et que je roule à 110 km/h maxi, pourquoi les autres n’en feraient-ils pas autant ?"
D’autant plus que le changement se justifie en vertu d’une cause noble et supérieure, qui ne saurait souffrir de contestation. "J’ai testé le 110 ce weekend", proclamait ainsi l’une des publications que j’ai vues récemment, expliquant pourquoi il était déraisonnable de ne pas en faire de même.
"Que faites-vous au quotidien pour baisser vos émissions de CO2 ?", questionnait une autre, sur un ton culpabilisant. Ou encore : "Trouvez-vous que je roule trop lentement ?", sans qu’on imagine pouvoir répondre par l’affirmative. En d’autres termes, il semblerait que malgré la permanence de la limitation actuelle, il n’est acceptable de choisir une vitesse allant jusqu’à 130 qu’à la condition qu’elle ne dépasse pas les 110 km/h.
Du coup, je m’autorise moi aussi mon petit "moi je" en guise de conclusion.
Parce que moi je trouve que 130 km/h, ce n’est pas rapide au volant d’une voiture récente, sur l’excellent réseau autoroutier dont nous disposons, lorsque ma vitesse de croisière "naturelle" sur les portions libres du réseau autoroutier allemand s’établissent autour de 160 km/h.
Et moi je trouve aussi que 110 km/h, c’est décidément très lent quand je m’y vois contraint, et que si je devais effectuer un Paris-Lyon à cette cadence, c’est l’ennui qui s’emparerait de moi, potentiellement dangereux puisque générateur de somnolence (en rappelant que l’endormissement constitue la première cause de mortalité sur autoroute.
Mais contrairement aux rédempteurs de service, je ne demande qu’à cohabiter avec ceux dont les choix sont différents des miens. Et puisque la loi m’y contraint, je continuerai à rouler lentement, à 130 km/h
Sur ce je vous laisse, j’ai quelques chemises à repasser…