09/09/2021 - #Renault , #Audi , #Alpine , #Ferrari , #Mazda , #Mclaren , #Peugeot , #Cadillac
Eh bien dansez maintenant !
Par Jean-Philippe Thery
Aujourd’hui, c’est une chronique à lire à toute allure que je vous propose. Enfin, si la météo le permet...
Lundi 27 octobre 1986.
Au rang le plus élevé de l’amphi, je dispute le maigre espace disponible avec mon voisin. Alors que j’essaie de transcrire en notes manuscrites le cours dispensé par la voix monocorde signalant une vocation pour l’enseignement sérieusement émoussée, le gars assis à ma droite lit sans cérémonie le journal qu’il a étalé sur le formica dont je tente lui reprendre quelques centimètres carrés. Les regards agacés que je lui adresse n’altèrent en rien l’impassibilité du grand échalas qui me domine d’une bonne tête et feint ne pas avoir remarqué mon attitude désapprobatrice.
Vaincu par son immobilisme tranquille, je me résous à jeter un œil au quotidien qui détourne son attention des lumières de la sociologie politique, du droit constitutionnel ou de l’introduction aux sciences sociales. "Prostigieux !" y proclame la une de l’Equipe, qui commémore le deuxième titre du pilote français, obtenu la veille au Grand Prix d’Australie. Sa McLaren MP4/2C s’y affiche en photo au côté de la Williams FW11 blessée de Nigel Mansell, pneu arrière gauche éclaté.
Du coup, j’adresse la parole au grand blond :
"- Formule 1 ?
- Formule 1"
Après cette introduction laconique, j’ai replié mon cahier de notes, et on a passé le reste du cours à causer… Formule 1.
Certains ont des copains de régiment. Moi, l’armé n’a pas voulu, j’ai gardé un pote de Formule 1. C’est en effet avec le "grand Jo" que j’ai assisté pour de vrai, à ma première épreuve de la catégorie reine ponctuée par une nouvelle victoire d’Alain Prost. Mais la plupart du temps, c’est évidemment devant un écran de télé qu’on se retrouvait pour voir et commenter les courses ensemble, y compris quand il fallait sortir du lit à 3 plombes du mat pour celles qui se déroulaient de l’autre côté du globe. C’est ainsi que j’ai été accueilli par sa famille, qui m’a traité comme un des leurs. D’ailleurs, on aimait bien la bagnole chez Jo, entre un papa qui posséda -entre autres- une de ces autos dont les portières s’ouvrent vers le ciel, et le frangin qui m’a permis de conduire pour la première fois une voiture rouge à moteur central arrière. Même le cocker s’y mettait, lui qui négociait le virage menant des chambres au salon de l’appartement familial en survirage, en motriçant furieusement des pattes arrière sur le parquet glissant. Le tout sous l’œil amusé d’une Maman que je n’ai jamais vue se départir de son sourire bienveillant. C’est comme ça qu’on s’est fait nos années d’or de la Formule 1 à nous, mon pote Jo et moi, quand Alain et Ayrton Senna se disputaient les coupes et les titres.
Lundi 30 août 2021
C’est le PSG qui fait la couv de l’Equipe, alors que le non Grand-Prix de la veille n’y a pas même droit à une mention. Il faut dire qu’avec à peine deux tours parcourus en procession derrière la voiture de sécurité et un simulacre de podium en guise de course, l´édition 2021 du Grand Prix de Belgique fut au sport auto ce que le coït interrompu est aux relations intimes. J’imagine que Jo serait d’accord avec moi pour considérer que celle-ci a ravi le titre peu enviable de pire course de l’histoire de la Formule 1 au Grand-Prix des Etats-Unis disputé en 2005 à Indianapolis, lorsque 6 monoplaces à peine prirent le départ en raison de problèmes ayant affecté les pneumatiques de la plupart des écuries. Mais le temps ayant séparés les amants de la course auto, emmenant l’un du côté d’Anderstorp et l’autre en direction d’Interlagos, je n’ai pas encore eu l’opportunité d’en discuter avec lui. Et dans l’attente, plutôt que d’ajouter une voix supplémentaire à la liste de celles dénonçant -légitimement- la mauvaise blague Belge intervenue en ce dernier dimanche d’août, j’ai décidé de me livrer à une rapide réflexion sur quelques-uns des éléments qui nous font aimer la compétition automobile.
La vitesse
Je sais ce que vous allez penser : nul n’était besoin d’écrire toute une chronique pour asséner une telle banalité. Mais avant de me jeter des accusations de lapalissade à la figure, laissez-moi vous poser une question. Vous les voyez vraiment, vous, les plus de 360 km/h dont une monoplace de F1 est capable sur votre écran ultra HD ? Ou les 4,5s de 0 à 200 km/h au départ, sans compter les relances foudroyantes qu’elles réalisent en sortie de courbe ? Parce que les caméras d’aujourd’hui ont beau nous livrer des images d’une incroyable définition, elles restent tributaires d’une série de facteurs comprenant l’angle de prise de vue, la profondeur de champs, l’âge du cameraman et je ne sais quoi encore, qui les rend inaptes à restituer pleinement la sensation de vitesse, laquelle se retrouve donc la plupart du temps "écrasée".
On ne peut d’ailleurs de ce point de vue qu’apprécier la multiplication des caméras embarquées, qui se montrent beaucoup plus coopératives, et pour cause. Mais il n’en reste pas moins que percevoir la vitesse de bolides défilant sur le petit écran impose un véritable exercice de simulation mentale qui s’avèrera d’autant moins difficile à exécuter qu’on aura déjà assisté physiquement à une course. Tout ça pour dire qu’il y a quelque chose de cérébral dans le plaisir de la vitesse par procuration, argument que vous ne manquerez pas de développer la prochaine fois qu’un fâcheux moquera votre goût pour les voitures "qui tournent en rond".
Mais si la vitesse est évidemment indissociable de la course automobile, on est tout de même en droit de se demander au vu des performances atteintes par les voitures de compétition d’aujourd’hui si davantage de vitesse est toujours indispensable. Au rythme auquel les voitures du WRC[1] évoluent de nos jours, il faudra bientôt se contenter de sentir le courant d’air qu’elles déplacent, tant elle sont devenues furtives pour le spectateur qui les attend en bord de route. J’y reviendrai dans le dernier paragraphe.
La technologie
Décidément, l’amateur de sports mécaniques est un intello qui s’ignore (ou pas). Parce qu’avouez qu’en dehors d’excroissances aérodynamiques de plus en plus complexes et à l’esthétique parfois discutable, la technologie ne se voit pas des masses (surtout quand elle participe à l’allègement). D’ailleurs, admettons qu’à la différence de la vitesse, celle-ci n’est pas toujours indispensable au succès des compétitions automobiles. "La technologie ? Quelle technologie ?" avait répondu Bernard Dudot[2] à la question d’un journaliste alors qu’il s’était rendu à une course de Formule Indy en 1995, catégorie dont il jugea alors qu’elle était au niveau des Formule 1 de 20 ans auparavant. De fait, les Américains nous prouvent que nul n’est besoin de recourir à la sophistication mécanique pour assurer le spectacle, même si certains de leurs "racers" sont loin d’être aussi rustiques que les européens aiment à penser.
Sans compter que la technologie peut s’avérer mortifère pour la compétition automobile, comme en témoigne la première version du DTM allemand (Deutsche Tourenwagen Masterschaft) qui vécut de 1984 à 1996, et que son succès -alors supérieur à celui de la Formule 1- ne suffit pas à sauver d’une mort causé par les coûts pharamineux de la sophistication technique dans laquelle elle finit par se perdre
Mais rien à faire. Je ne puis imaginer que la Formule 1 ne représente le summum technologique de la compétition automobile. J’ai besoin de lire dans les comptes-rendus détaillés la concernant qu’elle fait appel aux matériaux les plus exotiques, qu’elle exige des milliers d’heures de soufflerie, et que les meilleurs ingénieurs du monde se brûlent les méninges à tenter de découvrir comment exploiter les inévitables failles du règlement sportif. Et sincèrement, je me fiche pas mal du prix que ça coûte. Je n’aime pas l’idée d’une F1 au rabais.
La bande-son
Je ne sais pas vous mais moi, je suis sérieusement en manque de stridence depuis quelques années. Alors je me repasse régulièrement sur Youtube des séquence de F1 pré-2006, quand les cylindres se comptaient par dizaine, ou même par douzaine (avant 2001). Je me rappelle aussi régulièrement ce bref moment du matin du 11 juin 1989 au Mans, quand j’ai vu -ou plutôt entendu- passer quasi simultanément dans la ligne droite des stands deux Mazda 767B encadrant une Aston-Martin AMR1. Un trop bref concerto pour quadrirotors hurlants et V8 borborygmant, quelques secondes d’une sublime combinaison des contraires qu’on a dégustées à s’en faire saigner les oreilles avec l’ami Jo. Pour notre première épreuve mancelle, il n’était pas question de gâcher un tel plaisir avec des tampons en mousse. Une précaution qui s’avéra totalement inutile quand j’y suis retourné en 2008, tant le V12 5.5 Turbodiesel de l’Audi R10 victorieuse paraissait enroué...
Autant vous dire qu’avec les actuels V6 turbo propulsant les monoplaces d’Hamilton ou Verstappen, je suis profondément malheureux. D’autant plus que je me fiche éperdument que les "power units" équipant la crème de la crème de la compétition automobile cherche à ressembler aux éconoboîtes que nous roulons au quotidien, avec leurs 1.600 centimètres cube. Le jour où j’aurai envie voir des mécaniques de série se tirer la bourre, j’irai m’assoir sur le bord du périf, pas sur les gradins de Spa. D’ailleurs ce n’est certainement pas le downsizing turboté qui convaincra les écolos des vertus de la compétition automobile, eux qui trouveraient encore à redire si on équipait les monoplaces du dimanche d’un monocylindre de 50 cm³. Bref, on ferait de mon point de vue mieux d’assumer les quelques hydrocarbures brûlés au nom du Sport auto, et de récupérer la bande-son.
La beauté
D’accord, toutes les voitures de courses sont loin d’être des (Grands) Prix de beauté. Si vous n’avez jamais vu la Cadillac "le monstre" qui disputa le Mans en 1950, ni l’Ensign N179 dans sa version initiale qui eut néanmoins le bon goût de ne durer que le temps de quelques courses lors du Championnat de F1 79, jetez donc un coup d’œil aux photos de bas de page. Et ne me remerciez surtout pas de vous les avoir fait connaitre.
Mais personne ne contestera l’idée qu’il existe une esthétique propre à la compétition. A commencer par celle des voitures "coursifiées", d’autant plus facile à apprécier qu’elle donne du peps à des modèles largement diffusés. L’augmentation des voies, accompagnées d’un bodybuildage en règle des ailes, l’abaissement de la garde au sol, l’ajout d’appendices aérodynamiques et de roues démesurément larges au déport prononcé constituent autant d’opérations de chirurgie esthétique -mais parfaitement justifiées par la fonction- à même de transformer la plus planplan des berline familiale en véritable pin-up motorisée. Songez Renault Laguna BTCC 1994, ou Peugeot 306 Maxi de la fin du siècle dernier pour ne donner que deux exemples bien de chez nous.
Mais surtout, il y a les "vraies" voitures de course. Celles qui n’ont pas d’autre raison d’exister que la recherche absolue de la performance, réalisées sans le moindre compromis. Bien sûr, on songera immédiatement aux protos du Mans dont certains constituent de véritables œuvres d’art mobiles, comme la Ferrari P3 ou plus récemment la Sauber-Mercedes C11. Mais j’avoue apprécier aussi les monoplaces de Formule 1 récentes, à l’esthétique certes moins évidente, mais dont l’amateur averti appréciera les formes complexes dictées par des impératifs éoliens. D’ailleurs, quand le Grand-Prix se fait monotone, c’est dans les images au ralenti de ces drôles d’insectes motorisés se contorsionnant sur les vibreurs que je trouve mon plaisir.
La Glisse
L’annulation du Grand Prix de Belgique de cette année est d’autant plus frustrante qu’elle se produisit précisément par la faute de celle qui aurait dû en assurer le spectacle. Parce que la pluie nous ouvre une fenêtre nostalgique sur une époque où les voitures de course n’étaient pas rivées au sol par l’adhérence phénoménale générée par l’aérodynamique d’aujourd’hui. A comparer les vidéos de l’Alpine A110 qui gagna le Championnat du Monde des rallies en 73 et la R-GT d’aujourd’hui, on se rend clairement compte de ce qui caractérisait les voitures de course de l’époque : elles dansaient ! Et pour des raisons que seule la psychologie saurait peut-être expliquer, l’homo mechanicus éprouve une satisfaction sans pareille à voir une voiture en glisse. Un sentiment qui loin de l’éloigner de ses semblables, le rapproche au contraire des skieurs, skateurs, surfeurs ou tout simplement des gamins qui, jouant sur la neige, s’amusent à dépasser les limites supposées de l’équilibre.
J’ai conscience de ce que mon discours peut avoir de passéiste, voire de paradoxal. Comment en effet, exiger des F1 modernes qu’elles continuent de fréquenter les sommets de la technologie tout en revenant à la glisse que pratiquaient leurs devancières ? Que mes lecteurs me pardonnent de les laisser se débrouiller de la dissonance cognitive dans laquelle je viens pourtant moi-même de les placer, mais qu’ils ne comptent pas sur moi pour résoudre une telle équation. En revanche, lors du prochain Grand-Prix se disputant sous une pluie suffisamment raisonnable pour ne pas en interdire le départ, je ne pourrai m’empêcher de penser en m’adressant à la fois aux monoplaces à ceux qui les conduisent : "Eh bien dansez maintenant !"
Je vous laisse : il faut vraiment que j’appelle mon pote Jo pour savoir ce qu’il en pense.
[1] World Rally Championship
[2] l’homme à l’origine des moteurs qui firent le succès de Renault en Formule 1