04/05/2023 - #Renault , #Chrysler , #Jeep , #Lotus , #Nissan , #Peugeot
Conduite intériorisée
Par Jean-Philippe Thery
Aujourd’hui, je vous parle d’une voiture qui voit les choses en grand. Ou plutôt qui les voyait…
En 20 ans chez Renault, je n’ai travaillé qu’une fois sur l’Espace.
C’était à l’occasion d’un Test-Clinique à Milan, où comme pour n’importe quel autre véhicule, nous avions montré le J66 à un public choisi, correspondant à ceux dont nous pensions qu’ils constituaient la cible potentielle. Mais si la troisième génération du célèbre monospace de l’ex-régie (depuis peu) représentait alors une évolution marquante tant pour son style que s’agissant d’habitabilité ou de l’agencement de ses sept places, ce qui m’intéressait surtout dans l’affaire, c’était d’aller passer quelques jours en Italie.
D’autant plus qu’empêché de prendre l’avion par la grève générale contre le Plan Juppé, j’avais effectué les 850 bornes séparant la région parisienne de la capitale de la mode d’outre-Alpes à bord d’une Safrane V6. Un voyage des plus agréables, mais qui m’a sans doute coûté un peu de mes capacités reproductrices, le siège chauffant conducteur ayant obstinément refusé de se déconnecter durant la vingtaine d’heure que j’ai passée au volant, retour compris.
Pour le reste, je dois bien avouer que l’Espace, renouvelé ou pas, ne m’intéressait guère. A l’époque, quand je n’empruntais pas de grosse berline au parc de la Direction Plan-Produit, je roulais au quotidien en Clio "S", au tarif avantageux réservé au personnel. Avec son volant trois branches, ses sièges pseudo-baquets, ses petits boudins plus ou moins taille basse et sa barre antiroulis au diamètre augmentée, l’engin procurait l’illusion de sportivité que le petit 4 cylindres 1.4 "Energy" et ses quatre-vingts équidés avait bien du mal à fournir malgré une boite aux rapports raccourcis.
Alors autant vous dire que les déplaçoirs à familles nombreuses étaient très loin de représenter mon idéal automobile, d’autant plus que résident versaillais, j’en voyais suffisamment dans une des communes du Royaume de France où leur part de marché était sans doute l’une des plus élevées (voyants "information non vérifiée" et "usage de cliché" allumés).
En plus, les quelques opportunités qui m’ont été données d’en conduire l’un ou l’autre exemplaire n’ont fait que renforcer ma perception du bidule, sans aucun doute alimentée par une bonne dose d’auto-persuasion et de biais cognitif de confirmation. Un monovolume des familles, c’était forcément pour moi un gros truc qui se vautre en appui, doté d’un train avant aussi désireux de s’engager en courbe que ses occupants de la troisième rangée en âge de babiller d’ingurgiter leur dose quotidienne d’huile de foie de morue. Forcément, quand on rêvait de rouler au quotidien en Lotus, on avait aussi envie d’être vu aux commande d’un de ces trucs-là que d’un break 21 Nevada, son équivalent en architecture basse pour budgets contraints.
Si ce n’est qu’en mon for intérieur, il me fallait bien reconnaître l’intelligence d’un concept dont on connaît tous plus ou moins l’histoire. Celle du Monsieur de chez Matra (Philippe Guédon) qui, influencé par ses voyages états-uniens, fit plancher à dessein le styliste maison sur un véhicule des familles inspiré des vans américains. Puis ce furent les protos présentés successivement à Peugeot et Citroën, refusés faute de cash-flow après le rachat de Chrysler Europe, avant que le projet n’atterrisse sur un bureau au dernier étage d’un immeuble du Quai du Point du Jour à Boulogne-Billancourt, où il rencontra enfin un accueil favorable en la personne de Bernard Hanon, alors PDG de la marque au losange.
S’ensuivit le lancement commercial et la frayeur du premier mois de ventes quand à peine 9 exemplaires trouvèrent preneur, avant que l’Espace ne s’impose finalement comme la voiture des "familles actives" -persona collectif dont plus personne n’oserait se réclamer aujourd’hui, tant les marketeurs en ont abusé- du moins pour ceux disposant des 96.000 francs réclamés au lancement pour la version GTS, ou des 108.500 francs de la finition TSE.
Mais revenons plus en arrière encore, quand Louis Renault inventa la "conduite intérieure", mention qui figure probablement en initiales sur la carte grise de votre voiture, et qui désigne depuis 1894 une automobile protégeant son chauffeur des conditions météorologiques, puisque placé à l’intérieur de l’habitacle. Il fallut donc attendre 90 ans pour qu’apparaisse finalement la première "Conduite Intériorisée", puisque que c’est bien ainsi qu’a été pensé l’Espace, dont il n’est pas exagéré de considérer qu’il appartient à la short-list des modèles phares du constructeur français, ceux qui ont impacté durablement notre vision de l’automobile.
Non seulement parce qu’il est d’abord conçu en fonction de son intérieur, mais aussi parce qu’il constitue sans doute le premier véhicule accordant la même importance à tous ses occupants, chauffeur autant que passagers, alors que ces derniers avaient été pendant plusieurs décennies relégués à la condition de vulgaire charge humaine. Par ses sièges individualisés, bien sûr, mais aussi en raison des "fonctionnalités" offerts par ceux-ci permettant de transformer l’habitacle en un compartiment de chemin de fer, une salle de jeu ou même un …espace de réunion. Il y eu même à partir de la troisième génération -celle que j’ai testée- une planche de bord traversante ("pilar-to-pilar" diraient nos amis anglophones) exposant au regard de tous une série d’informations jusqu’ici réservées au seul chef de famille et/ou de cabine.
En résumé, l’Espace, c’est -ou c’était- l’auto qui restituait à tous le même droit au voyage, ne possédant encore un volant et des commandes dédiées à la conduite que parce qu’il faut bien que quelqu’un s’y colle. A bien y réfléchir, l’Espace constituerait d’ailleurs sans doute la voiture autonome idéale.
Pas étonnant dans ce contexte, que la réapparition du célèbre monogramme sur le hayon d’un SUV ait provoqué un véritable tollé. L’Espace sixième du nom -puisqu’il faut bien le considérer ainsi- n’a en effet plus rien d’un monospace, catégorie dont il était presque devenu l’antonomase quand certains évoquaient "l’Espace de Peugeot ou de Citroën". Se prévaloir de son contenu au profit d’un modèle n’en disposant pas reviendrait donc à désigner comme "jacuzzi" une banale baignoire dépourvue de fonction hydromassage, qualifier de "K-Way" une veste en coton ou proposer une "Jeep" avec deux roues motrices à peine (un truc évidemment impensable…). Bref, une véritable trahison pour ce qui ne constitue qu’une simple conduite intérieure…
D’autant plus que la disgrâce ne s’arrête pas là. Parce qu’en plus d’abandonner la ligne -quasiment- droite menant du capot au toit, le nouvel Espace est désormais plus court que son prédécesseur de 13 centimètres, lesquels font évidemment défaut à l’habitabilité, notamment pour les passagers du troisième rang dont les genoux se rapprocheront inévitablement du menton. Et ne comptez évidemment pas récupérer les sièges individuels pivotants qui ont de toutes façons fait leurs adieux avec l’arrêt de la production de la troisième génération. Quant aux toits ouvrants, c’est vers un ciel filtré par une vitre panoramique fixe qu’on se tournera pour en lamenter la disparition définitive. De quoi provoquer des réactions furibardes, les termes de "honte" ou "scandale" n'ayant pas tardé à fuser sur les réseaux sociaux dès la présentation de ce qui ne représente ni plus ni moins qu’un Austral rallongé, à propos duquel on ne peut donc que donner raison aux gardiens du temple de l’ADN des marques et modèles.
Ou pas. Parce qu’il me semble malgré tout que fustiger Renault pour le recyclage d’un logo sur une catégorie de véhicule différente de celle que l’Espace a créé, c’est oublier quelque peu l’histoire du modèle depuis les 20 dernières années, à laquelle j’ai participé à ma manière. De fait, quand j’étais "Brand Manager" du segment 4x4 chez Nissan France au tout début de ce siècle, notre cible de conquête principale pour le Pathfinder de 3e génération (R51 pour les intimes) était précisément l’Espace dont les ex-propriétaires constituaient pas moins d’un client sur cinq du tout-terrain japonais. Une situation qui se reproduisait d’ailleurs à l’identique avec la première fournée de X-Trail (génération T30), qui "tapait" allègrement chez les anciens acheteurs de Scénic.
C’est qu’après être devenue la catégorie à laquelle il convenait d’appartenir dans les années 90, l’Espace et avec lui tous les monovolumes ont fini par se ringardiser. Les "soccer-moms" comme on les appelle aux US, qui passent une bonne partie de leur temps à emmener les chères petites têtes blondes à différentes activités (dont le foot) comme les bons pères de famille ont sans doute finit par se lasser de l’image que leur voiture projetait d’eux, et se sont mis à rêver d’aventures caillouteuses correspondant précisément à l’univers associé des SUV, quand bien même ils ne devaient jamais mettre ne serait-ce que le bout du crampon d’un pneu mixte dans une flaque boueuse. Mais après tout, qui utilise plus d’un tiers des programmes de son lave-linge, et combien sont les amateurs de systèmes Hi-Fi haut de gamme à extraire le dernier décibel de leur amplificateur ?
Bref, l’Espace a donc finit par se rendre à son pire ennemi, mais non sans s’être battu courageusement. Parce que je me demande si Renault ne s’est pas quelque peu entêté avec sa cinquième génération, qui pour esthétiquement réussie qu’elle fût n’en n’a pour autant pas rencontré le public escompté, avec moins de 100.000 exemplaires produits, soit plus de trois fois moins que chacune des trois générations qui l’ont précédée. Et je me dis que si Bernard Hanon avait raison quand il disait de l’Espace que "C’est la voiture à laquelle on aboutira naturellement lorsque l’on aura dépassé toutes les vanités automobiles", le naturel finit toujours par revenir au galop, et les vanités de l’automobiliste avec.
Quoiqu’il en soit, ne comptez pas sur moi pour jeter la pierre aux dirigeants de Renault sous prétexte qu’ils ont recyclé un nom connu, fort en image, et pour lequel ils n’auront pas à investir au-delà de la campagne de lancement du nouveau modèle. Parce que ce n’est tout de même pas de leur faute s’ils ne peuvent plus apposer le logo de l’Espace sur la carrosserie d’un monovolume, mais bien la nôtre, nous qui avons abandonné la catégorie.
Ou plutôt la vôtre. Parce que moi, je n’ai rien à voir avec tout ça.