28/09/2021 - #Stellantis
Carlos Tavares, CEO Stellantis : "Le forum Electric Road doit avoir une portée politique"
Par Jean-Patrick Teyssaire
Dans le cadre d'un partenariat avec l'événement #ELECTRICROAD 2021, nous publions une série de points de vue écrit par l'organisateur Jean-Patrick Teyssaire, Président d’Honneur de l’événement qui décline l'un des thèmes qui y seront abordés. Nous publions aujourd'hui cet entretien exclusif du 23 septembre 2021 entre Carlos Tavares, CEO de Stellantis et Jean-Patrick Teyssaire, Président du forum Electric-Road.
JPT : Le challenge de la suppression des moteurs thermiques en 2035 peut paraître à certains comme une utopie. Vous avez vous-même déclaré vous consacrer uniquement à la propulsion électrique à partir de 2024. Pensez-vous y parvenir et comment ?
CT : Vous me posez la bonne question évidemment. Non, ce n’est pas une utopie mais cela a des conséquences insuffisamment expliquées à nos concitoyens : sociales, économiques, de liberté de mouvement.
J’ai pris toutes les dispositions pour parvenir à l’exécution de cette transition. Stellantis, au travers de ses 14 marques, propose déjà plus de 20 modèles électrifiés et d’autres sont en cours de développement. Nous développons une architecture électronique-électrique et 4 plateformes communes totalement dédiées au véhicule électrique, les plateformes Stella : une petite, une moyenne, une plus grande et une dédiée au SUV et au pick up. Stellantis va dépenser 30 milliards d’euros sur les 5 prochaines années, sur le seul budget de l’électrification. C’est une part extrêmement importante de nos ressources. Autant vous dire qu’il ne faudrait pas qu’on nous explique dans dix ans que ce n’était pas la bonne solution…
Nous prenons de nombreuses dispositions pour construire une intégration verticale, sur le moteur électrique, les boites de transmission automatique électrifiées, sur les packs batterie mais aussi sur la fabrication des cellules de batteries puisque nous avons créé une entreprise dédiée : ACC (Automotive Cells Company) dont vous connaissez l’empreinte industrielle, une usine en France, une en Allemagne, bientôt une usine en Italie [NDLR : Stellantis et Total Energies ont annoncé le 24 septembre que Daimler rejoint ACC pour en faire un acteur de premier plan en matière de taille et de technologie]. Notre entreprise est pleinement mobilisée sur ce sujet, totalement à fond. Nous aurons la capacité d’atteindre 70% de véhicules électrifiés à l’horizon 2030, voire davantage. Il est certain que ce n’est certainement pas Stellantis qui sera à la traîne, ni d’ailleurs les constructeurs automobiles en général. Ce qui risque de freiner le déploiement du véhicule électrique ce n’est sûrement pas l’efficacité des constructeurs automobiles, mais c’est si la promesse de confort dont le consommateur pourra bénéficier, notamment à travers la densité des réseaux de charge, n’est pas tenue.
Vous savez bien que le marché de la voiture électrique est en train de croître plus vite que ce que les pouvoirs publics avaient prévu et que la densité du réseau de charge est en retard par rapport à la croissance du marché. C’est bien l’obstacle numéro un, obstacle considérable car si l’acheteur n’est pas sécurisé sur la possibilité de charger son véhicule, pourquoi l’achèterait-il ? Or il va être obligé de l’acquérir car de nombreuses contraintes vont faire en sorte qu’il ne pourra quasiment plus se déplacer s’il n’a pas un véhicule électrique. C’est là une dimension de démocratie moderne qu’il faut traiter. On ne peut pas d’un côté limiter la liberté de mouvement des citoyens en conditionnant cette liberté à l’utilisation d’un véhicule électrique et en même temps ne pas mettre à sa disposition un réseau de charge suffisamment dense pour qu’il puisse se charger avec un niveau de confort raisonnable. Sans réseau de charge visible, le conducteur ne se sentira pas en confiance. Il ne voudra pas faire 30 km pour aller se charger. L’acquéreur potentiel d’un véhicule électrique va retarder son achat s’il n’est pas sécurisé par un réseau de charge facilement accessible. Alors l’industrie automobile, qui est tenue d’atteindre des résultats en terme de réduction de carbone sous peine d’amendes colossales, aura des difficultés à atteindre les quotas qu’on lui a fixés, et nous mettrons nos entreprises en péril, avec les conséquences sociales qu’on peut imaginer. Et je passe sous silence l’interrogation que nous avons sur le devenir de nos usines de moteurs thermiques, voilà encore un autre sujet de préoccupation qui est lié à l’électrification. C’est donc le consommateur qui décide, mais il ne veut pas que sa liberté de mouvement soit entravée. Je le redis : le problème est que la croissance du réseau de charge est moins rapide que la croissance du marché de la voiture électrique.
JPT: Peut-on laisser aux seuls industriels la responsabilité de cette mutation ?
CT : Là aussi vous me posez une question fondamentale. Quel est l’enjeu ? La préservation du climat en diminuant considérablement nos émissions de gaz à effet de serre. Depuis cinq ans, je m’évertue à expliquer aux autorités qu’elles doivent faire une approche du sujet à 360° au lieu de se cristalliser exclusivement sur les constructeurs automobiles. En effet si on ne regarde que la problématique du "réservoir à la roue" et demain de la "batterie à la roue" du véhicule, on ne concerne que les constructeurs automobiles et on leur fait porter le chapeau des difficultés de cette mutation. Or aujourd’hui l’industrie automobile a répondu à cette demande. Nous jouons le jeu à fond car nous continuons à améliorer les véhicules en leur apportant plus de confort, plus d’autonomie et en les rendant plus abordables. Ce dernier point est essentiel pour obtenir un impact massif, qui contribue aux enjeux climatiques. Mais il y a d’autres composantes à cette transformation considérable de la société et il faut toutes les prendre en compte.
Je viens de vous parler de l’importance cruciale de l’infrastructure : tout le monde peut comprendre que l’infrastructure ce n’est pas le rôle des constructeurs !
La décarbonation de la mobilité ne doit pas se focaliser sur le seul sujet de la construction de véhicules électriques mais bien sur un ensemble d’étapes. Pour bien appréhender le sujet de la propreté de la mobilité, il faut passer de l’analyse du "réservoir à la roue" à une analyse du cycle de vie complète qui est la forme la plus aboutie de l’évaluation. Cette vision globale nous amène évidemment sur le terrain de l’énergie. L’énergie que nous consommons pour fabriquer une batterie, un véhicule, des composants électriques. Cette énergie, si elle n’est pas propre, pose un grave problème à la pertinence de la mobilité électrique. Utiliser une énergie sale dans le cadre de la mobilité électrique plombe son intérêt par rapport à d’autres solutions plus économiques pour la société. Prenons donc en compte ce sujet du mix énergétique qui doit devenir de plus en plus propre, source de débats dans la société, entre pro et anti-nucléaire, pro et anti-renouvelable, coût-carbone du renouvelable comme par exemple des éoliennes offshore.
Enfin cette prise en compte à 360° de cette transformation, au delà de la question de l'énergie propre, des objets de mobilité et du réseau de chargement, devra aussi rapidement examiner la question de la recette fiscale liée à la mobilité dont personne ne parle aujourd’hui. Cette recette fiscale en Europe est actuellement de 450 milliards par an. Comment la remplacer si la mobilité électrique n’est pas assujettie à une même taxation ? En taxant l’électricité ?
Chacune de ces étapes est une embûche pour le "verdissement" nécessaire de la mobilité qui doit être traitée par les autorités politiques européennes comme un ensemble global au lieu de tout focaliser sur les constructeurs.
JPT : Comment faire avancer les choses ?
CT : En faisant ce que vous faites.
Vous êtes une entité qui a la liberté de la parole et de la réflexion sans contrainte, vous avez su vous détacher du seul focus de la construction automobile pour traiter dans son acception générale la liberté de mouvement.
Il y a un grand mérite à aborder le sujet à 360°, ce que vous faites de toute évidence en posant la question de la manière de vivre demain dans les zones urbaines et les zones rurales.
Le forum Electric-Road a un rôle important à jouer parce qu’il va mettre en avant un grand nombre d’informations scientifiques qui ne sont pas publiées à destination des consommateurs.
Ce que nous sommes en train d’inventer, c’est un nouveau mode de vie, avec l’ambition de cesser d’endommager la planète tout en continuant à vivre de manière agréable. La liberté de mouvement est fondamentale et même essentielle à la démocratie moderne, mais elle doit être liée à des objets de mobilité propres, sûrs mais aussi abordables, dernière qualité pour ne pas l’éloigner les classes moyennes de cette faculté de mobilité, et vous évoquez tous ces aspects avec vos intervenants.
Ce projet global est un projet de mode de vie qui concerne essentiellement le politique. Le forum Electric Road qui évoque tous ces sujets dépasse largement le seul sujet de l’électrique, et non seulement je vous encourage à continuer à traiter ce sujet dans sa globalité à 360°, mais je vous encourage également à poser la problématique politique de ce mode de vie que nous souhaitons promouvoir pour nous même et pour les générations futures.
Propos recueillis par Jean-Patrick Teyssaire
A ne pas rater au congrès ELECTRIC-ROAD (du 18 au 20 octobre prochains au Parc des Expositions de Bordeaux)
Mercredi 20 octobre : 09H00-10H30 : PLÉNIÈRE 8 : Le Covid n’a pas eu raison de la voiture électrique : a-t-elle enfin accédé au marché de masse ?
Le congrès Electric Road, qui se déroule chaque année depuis six ans, a pour ambition de réunir les meilleurs industriels et les meilleurs experts pour réfléchir et proposer des outils de décision sur l’ensemble des enjeux et des défis que représente la formidable mutation que nous imposent les dangers climatiques.