06/02/2025 - #Abarth , #Ferrari , #Hyundai , #Jeep , #Fiat , #Ford
Ca(r)ros amigos
Par Jean-Philippe Thery
Aujourd’hui, je vous emmène au garage. Mais ne craignez rien : les mécanos sont des amis…
Dans la montée, il me faut rétrograder.
A l’engagement de la deuxième, le petit bicylindre hurle en reprenant ses tours, interrompant la perte de vitesse de l’auto sans pour autant lui imprimer d’accélération significative. En l’absence de compte-tours, il m’est impossible de vérifier si le régime du moteur est proportionné au vacarme métallique qu’il produit, ce qui ne m’empêche pas de conserver la pédale sur le plancher après avoir enfin abordé la descente, sollicitant jusqu’au dernier la trentaine de chevaux disponible afin de me relancer. Mais le gauche qui s’annonce tempère d’autant plus mon enthousiasme que la position de conduite comme la disposition presqu’horizontale du volant incitent à la prudence et que je n’ai aucune envie de mettre l’escargot sur la coquille. Si vous pensiez avoir identifié le modèle sur la foi de ces quelques lignes, laissez-moi toutefois vous préciser que la commande de boîte habillée d’un gros soufflet en plastoc est articulée au plancher. Ceci étant dit, je n’ai jamais rien conduit qui s’apparente autant à une Deuche.
Il semble d’ailleurs que Monsieur Gurgel était grand admirateur de la marque aux Chevrons, et qu’il n’aurait renoncé à équiper ses autos d’un moteur de la marque française qu’en raison du prix trop élevé demandé par cette dernière pour son fameux "twin". Qu’à cela ne tienne, celui-ci lui servit de modèle pour développer sa propre mécanique, qu’il jugeât néanmoins prudent de refroidir à l’eau dans sa version tropicale du benchmarking, terme qui n’était cependant pas encore à la mode en 1969 quand la seule vraie marque brésilienne de grande série initia ses activités. Ceux qui me lisent régulièrement se souviendront peut-être que j’y ai fait allusion la semaine dernière dans "Ceci n’est pas un musée", les autres ayant gagné le droit de lire deux chroniques pour le prix d’une. En très résumé, Gurgel démarra avec un buggy propulsé par une mécanique VW, avant de lancer la Xavante, espèce de mini-Jeep qui perdura durant presque toute la vie de la marque, sous les pseudonymes successifs de X12, puis Tocantins. Après une tentative intéressante mais peu concluante dans l’électrique, Gurgel misa en 1988 sur une citadine ultra-compacte reprenant la carrosserie plastique caractéristique de la marque.
Et c’est justement de la BR-800 qu’est dérivée la Motomachine. Sans doute le modèle le plus rare de Gurgel puisqu’à peine produit à une centaine d’exemplaires, et même une toute petite centaine selon son propriétaire. Comme son nom l’indique, l’engin vise à procurer à son conducteur les sensations de conduite d’un deux roues sur quatre, avec une visibilité exceptionnelle permise par des portières latérales en plexiglas et un toit démontable intégrant la lunette arrière. Produite à peine en 1991, celle que certains considèrent sans doute à tort comme le vilain petit canard de la marque fut pourtant presque le chant du cygne de Gurgel, qui lança encore la Supermini en 1992 avant son placement en redressement judiciaire l’année suivante, et la fermeture définitive de l’usine de São Paulo en 1996. On mesure donc le privilège qui fut le mien de conduire un exemplaire de la Motomachine, parfaitement restauré durant les longues heures d’isolement provoquées par le Covid.
Et tout ça, c’est la faute de Júnior et Moíses.
En arrivant plus tôt le matin, j’ai tout de suite repéré la Mercedes W123 blanche et la Jeep Wrangler rouge aperçues plusieurs fois sur Instagram et Facebook. C’est d’ailleurs comme ça qu’on s’est connus avec Júnior, par connexion virtuelle interposée entre amateurs d’automobiles. Et s’il nous a été donné de nous croiser à Rio avec la complicité de l’ami Jason en guise d’intermédiaire, c’est la première fois que je viens le visiter sur ses terres. Ça se passe à Serra Negra, petite ville d’une trentaine de milliers d’âmes à deux heures et demie de voiture de São Paulo et connue pour ses plantations de café, dont j’ai évidemment rapporté quelques paquets de poudre brune à forte teneur en alcaloïde naturel.
Mais en garant la Hyundai HB20S de loc qui fait tâche à côté des deux youngtimers, j’étais loin de me douter de ce qui m’attendait derrière la porte métallique coulissante du bâtiment blanc à l’architecture typique des garages de province. En la franchissant, je dois réfréner ma curiosité à l’égard de la douzaine d’autos alignées en deux rangées le long des murs latéraux, alors que Júnior vient à ma rencontre. On se salue chaleureusement à la brésilienne par le traditionnel abraço, avant que Júnior ne me présente à son père dont le large sourire de bienvenue exprime cette hospitalité toute latine qui ne court pas les rues de Berlin, où je passe le reste de l’année. Mais autant vous le dire de suite, ceux qui anticipaient une forme de déjà-vu avec le traditionnel scénario du papa ayant refilé sa passion des autos au fiston sont à côté de la plaque, puisque c’est en l’espèce, c’est Júnior qui a "contaminé" son paternel. Et il a visiblement fait ça bien, puisque ça ne fait pas 5 minutes que je parle à Moíses que nous sommes déjà autour d’une auto, sans doute la plus exclusive de la collection.
Si les Fiat recarrossées par Moretti ne courent pas les rues, que dire de la 124S que j’ai sous les yeux, l’une des 14 survivantes recensées sur les 56 produites, et la seule présente sur le continent américain ? D’autant plus qu’ajoutant encore à son caractère exclusif, la restauration de son quatre cylindres double-arbre dessiné par Lampredi (qui a également signé le deuxième V12 de chez Ferrari) a révélé des cotes de pistons inconnues, conséquence d’une préparation usine réalisée par Abarth, portant la cylindrée de 1.438 cm³ à 1.9l. Quant à la carrosserie, ses belles ailes avant galbées qui ne sont pas sans rappeler celles du Spider Dino sorti ultérieurement, après une opération de chirurgie destinée à réparer les conséquences d’une greffe apocryphe qui l’a vue affublée d’une face avant de VW Variant. Si l’ignorance de la valeur historique du modèle a pu mener à une telle aberration, je me demande en revanche quel distingué connaisseur a eu la bonne idée d’importer une auto si exceptionnelle au Brésil.
Puis nous poursuivons la revue de la rangée de gauche, exclusivement peuplée de Fiat. Si la berline 125 paraît quelque peu anodine aux côtés de la Moretti, elle se distingue pourtant par un état d’origine exceptionnel, l’auto d’un kilométrage réduit n’ayant jamais subi de restauration grâce aux bons soins prodigués par son premier propriétaire. A la façon qu’il a d’en parler quand il évoque les délices de sa conduite et la souplesse du 1.608 cm³ -le même bloc que la Moretti- on devine d’ailleurs qu’elle a les faveurs de Moìses.
Après un coup d’œil au coupé 128 Sport me rappelant celle qui fréquentait le parking de mon immeuble quand j’étais môme, c’est l’élégant Spider 124 qui retient notre attention. Lui aussi mu par le Lampredi en 1.4l, celui-ci aurait appartenu à Pedro Mariano, fils de la célèbre Elis Regina dont la voix me file la chair de poule et une sacré saudade do Brasil chaque fois je l’entends interpréter Águas de Março (si vous me permettez, j’interromps d’ailleurs quelques minutes la rédaction de cette chronique pour l’écouter à nouveau).
Mais trêve de "sentimentaleries", puisqu’il est l’heure de sortir la Fiat 850. J’avais à l’origine porté mon choix sur l’adorable spider mais en raison d’un empêchement mécanique, c’est le coupé d’un beau "giallo positano" qui nous emmène, Júnior officiant au volant. Si Moìses se plaint des bruyants borborygmes de son échappement, j’apprécie pour ma part une auto vivante, qui ferait aujourd’hui frémir un ingénieur "NVH" ("Noise, Vibrations and Harshness", soit "bruit, vibrations et secousses"), mais qui nous rappelle une époque où la conduite d’une voiture sportive était plus affaire de sensations que de performances quand celles-ci empruntaient leur mécanique aux berlines de père de famille.
De retour de ce premier run, c’est à Dame Renata qu’échoit le choix de celle que je conduirai, et comme elle jette son dévolu sur l’Alfa Spider, je me retrouve bientôt dans le rôle du lauréat. Si le beau cabriolet noir se fait plus discret que la 850, ce n’est heureusement pas au "son du silence" que me sert le moteur, alors que je me garde bien d’avouer à ma passagère -et moitié- que mes pensées s’égarent un instant vers Mrs Robinson. Par rapport à celle conduite en 1967 par Dustin Hoffman, la série 3 qui nous emmène affiche à l’extérieur vingt ans de plus et une poupe affublé de l’appendice aérodynamique typique des eighties. Un mélange d’époques qu’on retrouve à l’intérieur entre les grands cadrans ronds d’une instrumentation alors très vintage et l’abondance de plastique qui l’est depuis devenue. La balade est un vrai régal, même si l’intensité des rayons solaires nous rappelle pourquoi on trouve plus de découvrables en Allemagne ou au Royaume Uni que sous les tropiques.
Retour à la conduite intérieure dans un tout autre genre, puis cette belle journée me verra également effectuer mon "Beetle baptism". De fait, et pour incroyable que cela puisse paraître dans un pays où elle fut produite en masse, je n’avais encore jamais conduit de "Fusca". Celle qui fut la première voiture de Júnior constitue l’exemplaire idéal pour l’occasion, non seulement en raison de son millésime 1968 – évidemment le meilleur- mais aussi parce que sortant d’une sérieuse cure de remise en forme, elle me donne sans doute une idée très précise de ce qu’était alors la conduite du modèle sortant de concession. Au rang des anachronismes délicieux, le parebrise quasi-vertical scotché au visage donnant l’impression d’avoir enfilé un masque de plongée, le joli volant lui aussi tout droit à la très fine jante, et la frêle tige métallique chromée commandant la boite qu’il faut presque aller chercher sous la planche de bord. En revanche, le quatre à plat me surprend par son couple à bas régime, même si je m’amuse à chatouiller un compte-tours imaginaire afin de profiter du changement de registre sonore, du caractéristique cliquetis métallique "en bas" à un grognement hargneux dans les tours.
Si Júnior porte à sa Fusca une affection d’autant plus particulière qu’elle lui fut alors offerte par son père, c’est de Ford Galaxie qu’il rêvait alors, regardant avec envie celle qu’un voisin stationnait dans la rue. Un souhait désormais exaucé avec une très belle version haut de gamme "Landau" dont Moíses ouvre le capot pour me faire apprécier le souffle velouté du V8 302 "Winsor" qu’il met en marche. L’une des 125 dernières produites localement avant l’arrêt définitif du modèle, cette Landau-là est une rescapée à laquelle une remise en état en bonne et due forme a restitué son état d’origine, y compris la luxueuse sellerie de velours bleu accueillant confortablement de quoi constituer deux ménages à trois.
En comparaison, la "Rural" qui l’accompagne fait -comme son nom le suggère- dans le rustique. Également produite par Ford, mais seulement après que la marque à l’ovale eut racheté Willys qui l’avait lancée en 1958, la Rural était dérivée de la Jeep Station Wagon existant aux Etats-Unis depuis 1946. L’exemplaire dont il est ici question se contente de la transmission 4x2 qui est accouplée à un 6 en ligne de 2.6l, mais le modèle fut également disponible en version 4x4 et reçut un quatre cylindres en fin de vie. Véritable SUV avant l’heure dont j’apprends avec surprise qu’il coûtait alors moins cher qu’un VW Combi, la Rural avait souvent droit à une livrée bicolore -bleue et beige s’agissant de celle-là- à laquelle des Brésiliens ne manquant jamais d’imagination donnaient le joli nom de "blusa et saia", autrement dit "chemisier et jupe".
Des voitures qui ont une histoire et des histoires de voitures, c’est ce qui nous a réunis en cette belle journée d’été, mes caros amigos (chers amis), leurs carros amigos (chères voitures), mon épouse et moi. On s’est parlé comme si on se connaissait depuis toujours, on s’est raconté des anecdotes, on a ouvert et fermé des capots, démarré des mécaniques alimentées par carburateur(s), partagé un repas avec une bouteille de vin, avant de se quitter en promettant de se revoir, à Berlin, Serra Negra, Paris, Rio ou ailleurs.
Bref, on s’est rappelé ce qu’on savait déjà : que l’automobile, ce n’est pas juste une histoire de bagnoles…