22/02/2024 - #Renault , #Daf , #Jaguar
Auto-dafé
Par Jean-Philippe Thery
Aujourd’hui, je vous parle d’une voiture du futur, mais qui appartient déjà au passé…
Le 10 février dernier vers 21h, une Jaguar a brûlé à San Francisco.
Et si je vous dis qu’il s’agissait d’un modèle I-Pace, certains ne manqueront pas de monter dans les tours à propos de ces fichues bagnoles électriques qui s’enflamment spontanément suite à l’emballement thermique d’une cellule, contaminant rapidement le pack complet de batteries. Mais cette fois-ci, la pauvre auto n’y était pour rien, puisqu’elle a été la victime d’un pyromane occasionnel.
Au XVIe siècle et même après, on a pas mal brûlé dans la péninsule ibérique. Des hérétiques principalement, accusés par l’église catholique romaine d’avoir enfreint les lois religieuses. Et le tout était organisé en grande pompe, mais pas à eau, au grand dam de condamnés sommés de marcher en procession jusqu’au fatal bucher. Par la suite, on s’en est également pris aux objets, principalement des livres. Et bien que la pratique se soit largement exportée, l’étymologie signale son origine géographique, "Auto da fé" signifiant "acte de foi" en portugais, puisant son origine dans l’actus fidei latin.
Mais point de prêtre lors de l’immolation pyrotechnique de l’infortunée Jaguar, pour un acte qui n’avait visiblement rien de prémédité. Heureusement, il n’y a aucune victime humaine à déplorer, en l’absence d’occupants à bord au moment des faits. Il n’en reste pas moins que le SUV malchanceux a été la cible d’une véritable attaque en règle, lynché par une foule en colère qui l’a tagué, battu et roué de coups avant de lui briser les vitres. Et comme on est à Frisco, l’un des assaillants a même fait usage de son skate-board, démontrant si besoin était que les mobilités qualifiées de "douce" n’apaisent pas forcément les mœurs. Une vraie séance de "rage against the machine" ayant eu pour décor la Chinatown locale et disponible sur tous les bons réseaux sociaux, mais à déconseiller fortement aux amateurs de félin motorisé puisque la fusée pyrotechnique jetée dans l’habitacle a entrainé une combustion terminale. Un auto-dafé version XXIe siècle conclu par un "Rest in P(e)ace" dont le constructeur britannique se serait sans doute bien passé...
Les inconditionnels des courts-circuits courts me feront sans doute remarquer que si je m’intéresse aux voitures partant en fumée, nul n’était besoin d’aller aussi loin, puisqu’on brûle local et en nombre lors des fêtes de fin/début d’année de ce côté-ci de l’Atlantique. Pas moins de 745 autos dans l’hexagone cette année (ou dans les heures qui l’ont précédée), avec à la clef une belle bataille de statistiques puisque le ministère de l’Intérieur revendique une baisse de 10% de ce nombre par rapport à l’année dernière, alors que le communiqué officiel d’il y a un an mentionnait semble-t-il 690 carcasses calcinées. Une "tradition" née dans les années 90 du côté de Strasbourg, à laquelle on préfèrera volontiers celle de la fameuse tarte flambée locale.
Mais ce n’est pas tant l’objet automobile qui paraît visé en l’occurrence, que des autorités qu’il s’agit de défier. Une vague tentative d’explication qui ne consolera évidemment pas les propriétaires des autos en question, d’autant plus que ceux-ci se trouvent plus volontiers parmi les automobilistes ne disposant guère que de quelques milliers d’euros pour financer leur mobilité individuelle, et qui se retrouvent à pied par la faute d’incendiaires dont ils sont parfois les voisins. Quoiqu’il en soit, l’agression survenue en Californie il y a peu visait bien la voiture pour ce qu’elle est, puisque notre Jaguar faisait partie de la flotte de 250 véhicules autonomes mis en circulation dans la ville par Waymo, filiale justement montée par Google pour assurer la promotion de cette technologie.
Pourtant, avant qu’elle n’existe pour de vrai, la voiture autonome était considérée comme trop cool. Malgré son nom, personne n’aurait en effet songé à mettre le feu à la Pontiac Firebird Transam de Michael Knight, en dehors bien sûr des criminels qu’elle aidait ce dernier à poursuivre, sous l’égide de la F.L.E.G, autrement dit "Fondation pour la Loi et le Gouvernement". Et cette voiture-là était tellement époustouflante que je me suis toujours demandé pourquoi le "Knight Rider" incarné par David Hasselhof éprouvait le besoin de prendre régulièrement le volant de "K.I.T.T.", pseudonyme auquel répondait la machine dotée d’une intelligence artificielle lui permettant de s’autocontrôler beaucoup mieux que n’importe quel conducteur.
Sans doute pour donner le change puisqu’en 1982, quand naquit la célèbre série télévisée diffusée sur NBC (sur la Cinq puis TF1 chez nous) personne ne s’attendait à ce qu’une automobile ne se passe des commandes gestuelles qui permettent de la contrôler depuis son invention. A l’époque, la Renault 11 "Electronic" représentait chez nous dans la vraie vie ce qui se faisait sans doute de plus proche dans le genre, avec son tableau de bord à affichage digital et la synthèse de la parole. Une voiture qui parlait, c’était tout de même quelque chose même si la "conversation" restait limitée à quelques messages d’alerte, et qu’il fallait bel et bien jouer d’un volant, de pédales et d’une commande de boîte pour mettre la 11 en mouvement. Pour maintenir l’illusion, mieux valait d’ailleurs ne pas ouvrir le capot, particulièrement dans la version 1.4 dont la salle des machines abritaient le "Cléon fonte" ex-fan des sixties…
Cela dit, et comparée à K.I.T.T., la voiture autonome des années 20 (les nôtres, évidemment) à parfois l’air un peu bébête, principalement quand elle bloque le trafic après s’être mise dans une situation dont elle n’arrive pas à se dépêtrer, qu’elle refuse de céder la route à un véhicule d’urgence, ou qu’elle se retrouve avec un cône sur le capot. Oui, je fais bien allusion au truc en plastique orange et blanc dont certains angelins ont découvert qu’il était capable de confondre les capteurs de ces robotaxis quand posé au bon endroit. Lorsqu’il inventa l’objet dans les années 40, l’Américain Charles D. Scanlon était bien loin de se douter que celui qu’on appelle parfois "cône de Lubeck" (du nom de la ville allemande où il fut longtemps fabriqué) deviendrait l’arme de prédilection de ceux qui, regroupés dans le collectif "safe street rebels", parviennent ainsi à mettre en échec une armée de caméras, radars et Lidars embarqués. Plot coloré : un – Puissance de calcul : zéro
Alors me direz-vous, pourquoi tant de haine ?
Et bien il semblerait que dans la ville à la maison bleue chère à Maxime le Forestier, les descendants de Lizzard, Luc et Psilvia soient très loin d’apprécier la liberté que leurs parents mettaient en musique quand ce sont les machines qui s’en emparent. Non seulement parce qu’elles embouteillent les rues de la ville quand les algorithmes tournent en rond, mais aussi parce qu’elles se voient attribuer un dessein maléfique quand s’en prenant à l’humain, elles renvoient aux innombrables scénarios dystopiques qui voient les machines dominer l’humanité après s’être retournées contre leur créateur. C’est ce qui s’est produit en octobre dernier quand un piéton renversé par un premier véhicule dont le conducteur a pris la fuite, a été jeté sous les roues d’une voiture sans conducteur de la compagnie "Cruise", laquelle a non seulement oublié de s’arrêter, mais l’a également trainé sur plusieurs mètres, heureusement sans provoquer de blessures graves.
Alors, les responsables de Cruise et Waymo sont-ils allés trop vite en besogne en prenant la décision de tester en situation réelle leurs autos sans chauffeur ? En tout cas, il leur faudra sans doute mettre un temps la pédale autonome douce suite aux incidents ayant émaillé le parcours de ces véritables ordinateurs sur roues, réveillant chez de nombreux citoyens une défiance à l’égard de la technologie d’autant plus paradoxale quand elle s’exprime sur les réseaux sociaux. A contrario, ces épisodes-là seront-ils considérés comme de simples manifestations de résistance au changement quand les voitures autonomes seront devenues la norme, dans un futur à propos duquel on peut se demander quand il adviendra plutôt que s’il se produira ?
Selon la formule consacrée, l’avenir nous le dira. En attendant, l’idée selon laquelle nous pourrions très vite abandonner les commandes à un pilote virtuel paraît désormais très 2016, puisque l’avènement du niveau 5 -le plus élevé dans la hiérarchie de l’autonomie telle que définie par la SAE (Society of Automobile Engineers)- est repoussé aux calandres grecques. C’est en effet désormais de diffusion des technologies existantes d’automatisation et d’autonomie partielles dont il est question.
Quoiqu’il en soit, la pauvre Jag qui s’est définitivement éteinte il y a quelques jours n’y pourra plus grand-chose, que ce soit pour ou contre. Mais qu’ils le veuillent ou non, les auteurs de l’auto-dafé de SF devront bien admettre que ce scénario-là ne relève en rien de la SF…