16/06/2022 - #Volkswagen Vp
Should have stayed
Par Jean-Philippe Thery
C’est un jeune Brésilien que vous ne connaissez probablement pas que j’évoque aujourd’hui, mais qui parle pourtant à bon nombre d’entre nous….
Rien ne symbolise autant l’esprit transformateur des Brésiliens que la "Fusca". Ou du moins le nom qu’ils lui ont attribué, puisque la célèbre voiture du peuple a été déclinée au pays de la Samba comme un peu partout ailleurs, en dehors des inévitables particularités locales qui font aujourd’hui le bonheur des historiens du modèle. Dans la plupart des pays du monde où elle a été vendue, c’est aux spécimens les plus dodus de l’ordre des coléoptères qu’on a fait appel pour la baptiser, de la Coccinelle française au "Käfer" allemand, en passant par la "Beetle" anglophone, le "Kever" néerlandais ou l’"Escarabajo" de nombreux pays latino-américains. Mais on a également sollicité les grenouilles, tortues ou même cafards, en des langages et alphabets de toutes sortes.
A l’entendre prononcer pour la première fois, je me suis donc demandé à quelle bestiole inconnue de mon répertoire animalier personnel la "Fusca" faisait allusion, avant de découvrir enfin où se situait le bug, puisque l’origine de cet étrange vocable n’est pas zoologique mais phonétique. Ceux d’entre vous qui la pratiquent n’ignorent pas que dans la langue goethéenne, VW se prononce "Faové". Passez l’expression à la moulinette luso-brésilienne, et après un certain nombre d’itérations, vous obtenez "Fusca" (à prononcer "Fousca"). Une appellation que la filiale locale du constructeur finit par adopter au millésime 1984, après une trentaine d’années durant lesquelles la dénomination officielle de "Volkswagen Sedan" fut ignorée par 99% de la population.
Mais ce goût pour la transformation n’affecte évidemment pas que l’automobile, se manifestant dans bien des domaines, à commencer par l’orthographe de prénoms pour laquelle toutes les fantaisies sont permises, de Dartagnhan à Dayanne, en passant par Suelen ou Ualace. Il est également présent dans l’architecture unique de Niemeyer, le plus célèbre des architectes brésiliens n’ayant pas hésité à promouvoir la destruction d’une partie du patrimoine local au nom de la modernité.
Plus prosaïquement, on trouve dans l’assiette brésilienne un "Cuscuz" qui n’a pas grand-chose à voir avec la gastronomie magrébine, ou un "pavê" désignant non pas un morceau de bidoche, mais l’un de ces desserts archi-sucrés dont les Brésiliens raffolent. La transformation à la sauce brésilienne fut même intellectualisée par le poète Oswald de Andrade et la sociologue Suely Rolnik dans Le Manifeste Anthropophage, ouvrage fondateur du modernisme brésilien publié en 1928, prônant l’ingestion -heureusement toute symbolique- du colonisateur européen et de sa culture, afin -si j’ai bien compris- de mieux la rejeter.
Pas sûr qu’il ait lu le bouquin en question, mais nul doute que Jesse Koz était aussi à sa façon un transformer : celui de sa propre vie. En mai 2017, celui qui s’ennuyait dans son job de vendeur à Balneário Camboriú -petite ville du litoral sud brésilien- décidait de mettre un coup de pied dans la fourmilière, ou plutôt de "shooter le seau" comme on dit dans un pays où il vaut mieux ne pas déranger ce genre d’insecte. Avec 10.000 Reais en poche représentant l’ensemble de ses économies (plus ou moins 3.000 euros de l’époque), le jeune homme de 24 ans s’installait en effet à bord de sa Fusca blanche millésime 78, pour partir à la découverte des plages de l’état de São Catarina.
Mais il faut croire que le goût de l’aventure vint en roulant, puisque parvenu à ce qui aurait dû être le terme de son voyage, Jesse mit le cap au sud, direction Ushuaia. Et comme la ville la plus méridionale de la planète ne lui laissait pas d’autre choix, il lui fallut bien opérer un demi-tour pour rejoindre ce qu’il pensait être le chemin du retour. A moins qu’il n’ait alors déjà eu en tête de monter plus au nord, histoire de connaître Rio de Janeiro puis le reste du Brésil, avant d’attaquer la Bolivie, le Chili, le Pérou, l’Equateur et la Colombie.
Toujours est-il qu’au bout de deux ans, notre homme avait ajouté 60.000 kilomètres au compteur de la vaillante Coccinelle, appris les rudiments de mécanique qui lui faisaient totalement défaut au début de son aventure et installé une tente sur le toit pour bivouaquer ou bon lui semblait. Mais il avait également recueilli pas loin de 400.000 followers sur son compte Instagram ainsi qu’un peu d’argent de deux ou trois sponsors et monté un business online assurant partie du financement de son expédition, entre la vente d’adhésifs, de T-shirt ou de produits canins.
Il faut dire que Jesse n’était pas parti seul mais en compagnie du brave Shurastey, superbe Golden Retriever au pelage crème, conforme en tout point à ce qu’on imagine volontiers des spécimens de cette race à la fois docile, intelligente, et d’une indéfectible fidélité. Jesse entretenait d’ailleurs avec le brave canidé une relation à ce point fusionnelle qu’il avoua lors d’une interview que sans son compagnon poilu, il aurait sans doute abandonné en cours de route, un de ces jours où le doute et la solitude devenaient trop prégnants. Quant au nom pour le moins curieux du sympathique quadripède, il résulte lui aussi d’une transformation, puisque faisant allusion à Should I Stay or Should I go. Il est probable que le célèbre titre des Clash reflétait alors les doutes existentiels du jeune "fusqueiro" -comme on nomme là-bas les amateurs du modèle- avant que celui-ci n'ait décidé de mettre à exécution son projet itinérant.
Evidemment, l’épidémie du Covid perturba les plans de la joyeuse paire, les obligeant à fuir le Mexique où elle les avait rattrapés, pour rejoindre le Brésil en avion. Histoire de s’occuper en cette période peu propice aux déplacements internationaux, Jesse entrepris la transformation d’un VW Kombi (équivalent de notre Transporter) pour effectuer quelques voyages autour de chez lui, pendant que la Coccinelle laissée aux bons soins d’une officine spécialisée au Mexique subissait sa propre mutation en forme de remise en état, avec un certain nombre de modifications empruntées à la version locale. Mais dès que les restrictions sanitaires furent levées, Jesse et Shurastey vinrent la récupérer avec un nouvel objectif clairement désigné : l’Alaska.
Et c’est ainsi que sur la page du compte Instagram de Jesse, la Fusca quarantenaire arborant sur sa plaque minéralogique le nom d’une petite ville inconnue en dehors du Brésil fit de régulières apparitions en des lieux emblématiques tels que la Route 66, le Golden Gate, Time Square ou encore la Maison Blanche. Un destin que son jeune propriétaire était loin d’imaginer lorsqu’il s’en était rendu acquéreur pour la modeste somme de 7.000 Reais (environ 2.000 euros).
Un destin qui s’arrêta pourtant net sur une petite route de l’Oregon, dans les environs de Portland. En voulant éviter une voiture à l’arrêt dans l’attente de tourner à gauche, Jesse perdit le contrôle de sa Fusca, ne pouvant éviter le choc frontal avec un SUV récent beaucoup plus lourd et résistant que son auto, tuant ses deux passagers sur le coup.
Pour tout vous dire, je n’avais jamais entendu parler de Jesse et Shurastey avant d’apprendre par l’intermédiaire des médias brésiliens le drame qui leur a coûté la vie. Et j’imagine que vous ne les connaissiez pas non plus avant d’avoir entamé la lecture de cette chronique. Pourtant, il me semble que ces deux-là nous parlent à tous, du moins ceux d’entre nous qui aiment l’automobile. Parce que je ne sais pas pour vous, mais en ce qui me concerne, il me vient parfois des envies de lointain, de traversée des Etats-Unis dans une vieille guimbarde du cru ou de Patagonie sillonnée à bord d’une Subaru d’occase, avec deux pneus sur le toit, et une tente dans le coffre. Et je ne doute pas qu’au fond du jardin secret automobile de quelques-uns d’entre vous il n’y ait quelques rêves du même genre.
Jesse lui, l’a fait. Transformer un rêve en réalité. Le sien mais aussi un peu les nôtres. Une réalité dont on aimerait tellement changer l’issue, non seulement parce qu’elle a emporté un chic type de 29 ans, mais aussi un peu de nos illusions.
Et s’il m’était donné de répondre à la question qui semblait le hanter avant de partir, je lui dirais volontiers : "You should have stayed", amigo. Mais pas à la maison. Au volant de ta Fusca, direction Alaska et retour.