10/02/2022 - #Audi , #Bmw , #Ferrari , #Maserati , #Pininfarina
Quatre-vingt-quatre
Par Jean-Philippe Thery
Aujourd’hui, je vous sers une bonne dose de nostalgie. Même si point trop n’en faut.
En 1984, j’avais 15 ans, de l’acné sur le front et je regardais les filles à la dérobée.
En revanche, c’est sans crainte que j’observais les voitures, en rêvant du moment où je pourrais enfin mettre les mains sur le volant de l’une d’entre elles. Et ça tombe bien, parce que 1984 fut un sacré millésime, pour paraphraser la pub de celle qui en fut l’une des vedettes, surtout dans sa version sportive. A la fois performante et chique, la 205 GTI devint vite la coqueluche des amateurs de virolets autant que des minets fréquentant les beaux quartiers (si, à l’époque on parlait comme ça).
Il y eut aussi la Mercedes 190E 2.3-16, au badge snobant les logotypes S, V ou autres "soupapes" dont elle n’avait guère besoin pour jouer les bourgeoises encanaillées, arborant fièrement d’aguicheurs attributs rapportés, sous prétexte d’homologation en compétition. Un argument qui présida également à la naissance de la Quattro Sport, dont les 170 exemplaires de la version "civile" n’eurent aucun problème à trouver preneur malgré les 195.000 deutsche mark exigés par Audi, qui en faisaient la voiture allemande la plus chère du moment. Chez BMW, c’est une Série 6 vieillissante qu’on tunait pour concocter la M635 CSi qui ne perdait pourtant rien de son élégance originelle, alors que de l’autre côté de l’Atlantique, la C4 ouvrait un nouveau chapitre de l’histoire de la Corvette. En France et en dehors de la Gétéhi, on faisait dans le disparate entre une Visa 1000 Pistes elle aussi en quête d’un permis de courir, et la toute première MVS Venturi qui ravivait l’espoir éternellement frustré d’une Ferrari à la française. Alors qu’au pays des Italiennes justement, la Maserati Biturbo Spyder hésitait entre l’étonnante sobriété de sa carrosserie pourtant signée Zagato et son intérieur post-rococo.
Mais il y avait surtout la Testarossa
Et moi la Testa, je la kiffais à mort. Mais précisons tout de suite que malgré le cliché de "poster car" qui lui colle encore aujourd’hui à la carrosserie, je ne l’ai en ce qui me concerne jamais scotchée sur les murs de ma chambre d’ado. En dehors d’une interdiction parentale visant à préserver le papier peint, je préférais l’admirer dans les pages des magazines, comme le numéro 281 de Sport-Auto publié en 1985 qui titrait en première de couv : "Ferrari Testarossa : le chef d’œuvre absolu", sans oublier un tag "292 km/h" qui provoquerait sans doute aujourd’hui une descente de police dans les locaux de l’éditeur.
Mais plus que la typologie du papier glacé, ce sont bien sûr les caractéristiques hors du commun de la belle berlinette qui importent véritablement. A commencer par le superbe 12 cylindres à plat produisant 390 chevaux à 6.300 t/min et 490 Nm de couple à 4.500 t/min, hérité de la Berlineta Boxer qui la précéda en deux versions successives (365, puis 512), avec laquelle elle fut la seule voiture de série à recourir à ce type de mécanique. L’appellation "Boxer" était d’ailleurs inexacte puisque ses pistons opposés se déplaçaient dans le même sens et non en direction les uns des autres comme le feraient les poings de deux boxeurs à la lutte. Mais il fallut bien que les marketeurs trouvent une justification aux initiales attribuées au projet par des stylistes admirateurs d’une certaine Brigitte, dont le nom ne pouvait décemment pas orner la carrosserie de la voiture, aussi sexy fût-elle. Et si vous ne me croyez pas, sachez que c’est Leonardo Fioravanti lui-même -chef de file des designers en question- qui l’a récemment révélé dans une interview concédée au magazine The Road Rat
Bien que particulièrement séduisante, la belle BB n’était pourtant pas exempte de défauts, auxquels échut à celle qui lui succéda la difficile mission d’y remédier. C’est pourquoi la voiture aux couvre-culasses rouges (auxquels elle doit son nom de "tête rouge" en italien) fit appel à deux radiateurs encadrant le moteur plutôt qu’à un seul à l’avant, ce qui évitait de cuire les occupants qui n’étaient plus assis sur la plomberie du système de refroidissement. Et ça permettait également de dégager un espace pour d’élégants bagages en cuir dessinés sur mesure, que tout "gentiluomo driver" digne de ce nom doit permettre à sa compagne d’emmener en weekend.
En résultèrent néanmoins deux ouvertures latérales béantes que les artistes de Pininfarina résolurent de traiter par le style pour que l’auto réponde aux normes d’un pays où l’on se préoccupe de ce que les petits enfants ne disparaissent pas dans les prises d’air du moteur d’une automobile (je vous laisse deviner lequel). Ainsi naquirent les fameuses lamelles latérales qui symbolisent à elles seules le style de la Testa, dont le motif repris sur le bandeau noir intégrant les feux à l’arrière ceinture un généreux popotin d’un mètre quatre-vingt-seize, autre conséquence du choix effectué pour le management thermique d’une auto plus large à l’arrière qu’à l’avant, histoire de pimenter un peu les séances de stationnement en créneau.
1984, c’est aussi l’année où Eurytmics lance son quatrième album intitulé "1984", qui servit de bande originale du film du même nom lui même tiré du célèbre roman éponyme. C’est d’ailleurs dans cet ordre que j’ai découvert l’existence de l’œuvre dystopique de Georges Orwell, que je lu précisément cette année-là. Pour mémoire, elle a pour personnage principal William Smith, qui roulait non pas en Ferrari, mais pour le ministère de la vérité de l’Océania, une des trois puissances totalitaires dominant l’essentiel de la planète, et luttant pour conquérir le reste. Smith y est chargé de réécrire l’histoire en fonction des alliances qui se font et se défont avec l’Eurasia ou l’Estasia, mission qu’il accomplit à son corps défendant. Mais ses tentatives de résistance à Big Brother -incartation métaphorique de la dictature- autant qu’une relation amoureuse prohibée avec la belle Julia ne feront que précipiter une perte inéluctable. Bon, c’est très résumé, mais ça permet de rappeler l’un des enseignements de 1984 : écrire l’avenir implique souvent de réécrire le passé.
Et de fait, si personne n’aura probablement été choqué de me voir chanter les louanges de la Testarossa dans cette chronique, croyez bien qu’il y a un quart de siècle, il en eut été tout autrement. A l’époque, le modèle symbolisait ce qu’il était convenu de désigner comme "les excès des Eighties", quand bien même j’ai du mal à comprendre en quoi cette décennie-là aurait été plus radicale que celles qui l’ont précédée ou suivie. On jugeait son style non seulement dépassé mais outrancier, et les flancs aux fameuses ailettes qui en faisaient jusqu’alors tout le charme était méchamment qualifiés de "râpe à fromage". Une disgrâce à l’image de la célèbre série "Miami Vice", dans laquelle une Testarossa blanc cocaïne est attribuée comme voiture de fonction à l’inspecteur Sonny Crockett, et qui devint aussi ringarde que le look tee-shirt-sous-veste-Armani-et-pantalon-à-pinces-ton-pastel de son principal protagoniste avait pu paraître branché dix ans auparavant.
Si toutes les autos connaissent plus ou moins leur traversée du désert lorsqu’elles cessent d’être neuves mais qu’elles ne sont encore pas assez vieilles, le phénomène fut cependant accentué par son style très singulier pour la Testa, et par le fait qu’en revenant au classique moteur avant, la 550 Maranello qui lui succéda souligna l’absurdité que constituait une architecture issue de la compétition appliquée à une automobile de Grand Tourisme. Bref, la cote de la Testarossa était alors en berne, y compris dans les ventes aux enchères où des amateurs ignorant l’opprobre qu’on avait jeté sur elle firent de bonnes affaires, avant bien sûr de payer la facture de leur première révision.
Aujourd’hui, comptez un quart de million de dollars pour un bel exemplaire. Les 80’s sont entre temps devenues mythiques, et on redécouvre les musiques d’alors (Nineteen-eighty-four !) après qu’on eut affirmé que la période constituait un désert en matière de création musicale. Et les mômes de trente à trente-cinq ans de moins que moi exhument des coupes de fringues que je croyais à jamais disparues, tout en m’expliquant que j’ai vécu une période "trop bien". Mouais, ben je voudrais bien les voir passer des heures en bibliothèque pour récupérer ce qu’ils obtiennent en deux secondes sur leur téléphone intelligent, jouer au tennis sur console Atari ou faire la queue devant une cabine téléphonique
Et ainsi va le monde, et le monde automobile. Les uns abominent les voitures à moteur thermique, symbole pour eux d’un passé sale et révolu, qu’il convient de faire disparaître au plus vite au profit d’un futur meilleur, et électro-décarboné. Les autres ne jurent que par les bagnoles d’antan, dépourvues de toute électronique et dont ils sont persuadés qu’elles étaient plus fiables que les saloperies en plastoc qu’"ils" nous imposent aujourd’hui. Comme si à l’époque, on ne changeait pas les joints de culasse, et qu’on ne ressoudait pas les blocs moteur fendus par le gel.
Moi, il me semble surtout qu’avant c’était mieux parce que j’avais vingt ans, un ventre plat et suffisamment de matière capillaire pour me faire une mèche sur le côté, dans laquelle je passais la main une bonne centaine de fois par jour. Et je me dis qu’on a droit à la nostalgie -que je pratique régulièrement dans ces colonnes- sans forcément vitupérer contre le monde de demain. C’est sans doute pour ça que j’ai toujours aimé la Testarossa, même quand elle était passée de mode, et que je regarde ses descendantes avec la même envie que celle d’alors.
Quoi qu’il en soit, il y a longtemps que je ne lorgne plus les filles en cachette, mais je n’ai jamais pris le volant d’une Testarossa. Vous voyez bien : quatre-vingt-quatre, c’était à la fois mieux et moins bien, à moins que ce ne soit l’inverse.
PS : Et si l’un d’entre vous possédait une Testa, et qu’il était disposé à me la faire essayer…