30/11/2023 - #Renault , #Man
Pleure sur la ville
Par Jean-Philippe Thery
Aujourd’hui, je me fais un film en ville. Mais plutôt du genre "bad trip" que "road movie"…
J’aime bien conduire en ville.
Je sais, vous allez me prendre pour un fou. Surtout quand j’aurai ajouté que pour les virées motorisées en milieu urbain, j’apprécie également les boites mécaniques. En ce qui me concerne et quelle que soit la transmission, les plaisirs automobiles ne se limitent donc pas aux scénarios fantasmés d’une autobahn déserte avalée à plus de 55 mètres/seconde, ni aux virolets d’une petite route de montagne attaqués "sur les freins". En d’autres termes, je considère qu’une auto peut aussi être amusante au quotidien en conditions réelles, quand bien même s’agit-il d’un modèle abordable.
Une Clio S par exemple. Avec 80 solipèdes délivrés à l’arrache du haut de ses 5.750 tr/min par son 1.4 L "Energy", la petite Renault campée sur ses boudins taille basse en 14 pouces offrait pour pas trop cher un goût de sportivité. Mais s’il m’arrivait de faire gentiment dériver l’arrière sur la courbe donnant accès à l’A13 en direction de la capitale -l’engin se montrait plutôt prévenant- il me faut bien admettre que la plupart du temps, c’étaient surtout le petit volant trois branche et le siège un rien baquet qui entretenaient l’illusion, même si j’avais tout de même droit à des rapports plus courts et des suspensions raffermies. Peu importaient d’ailleurs les performances puisque ce qui compte vraiment même à bas régime et petite vitesse, c’est que le pilote soit constamment sollicité, entre sessions de rétrogradage-freinage avant l’arrêt complet à l’aplomb des lumières rouges, redémarrages savamment dosés à la limite du point de patinage, et passage de rapport "au couple". Sans oublier les séances de moulinage au volant pour négocier des courbes à l’équerre (les virages, pas la voiture).
Bref, ce qui est sympa en ville au volant, c’est qu’on est sans cesse en action. Surtout en dehors des heures de pointe après un dîner entre amis, quand on traverse -que c’est beau- une ville la nuit, pour rallier sa banlieue-dortoir. (que Versailles me pardonne). Mais les plus attentifs d’entre vous et ceux qui savent que la Clio S fut commercialisée de 1992 à 1997 l’auront bien compris : C’est d’un autre temps dont je viens de vous parler, du genre que les moins de 20 ans… vous connaissez la suite.
En remontant le cours du siècle dernier, on se dit d’ailleurs que de nos jours, Henri Verneuil serait bien en peine de rendre crédible la course poursuite qu’il filma pour "Peur sur la ville", même si en 1975, les rues de Paris étaient déjà bien encombrées quand le commissaire Letellier y coursait une Kawasaki 900 Z1A. Rien de comparable pourtant au cauchemar arrêté que j’ai récemment vécu dans le centre de la capitale, dans lequel Minos n’incarnait point l’assassin en série essayant d’échapper à notre Bébel national à qui il disputait la vedette du film, mais le rôle de gardien de l’enfer qu’il incarnait dans l’antiquité. Sauf qu’ici c’est de celui du trafic parisien dont il est question, quand les quais de Seine se prennent pour les rives du Styx.
Il faut dire que rallier le sept-huit au 75001 un vendredi soir relève d’une entreprise particulièrement stupide par les temps qui courent -ils sont bien les seuls- que je me sens donc obligé de justifier par l’évènement commémoratif auquel je me rendais, que je n’aurais raté pour rien au monde. Mais en refaisant rétrospectivement le trajet, il me semble entendre ces vers venus tout droit d’un autre Enfer, celui de Dante que ma route semble avoir inspiré lorsqu’il écrivit : "Par moi on va vers la cité dolente; Par moi on va vers l'éternelle souffrance ; Par moi on va chez les âmes errantes". Sur les pavés, l’enfer ! ai-je pensé ce soir-là, pavé non point de bonnes intentions mais d’obstacles funestes, disposés selon un ordonnancement ne devant pas au hasard, mais à l’intention délibérée de nuire à l’imprudent venu de l’au-delà -du périf- à bord de sa machine motorisée.
A commencer par la signalisation tricolore, arme de ralentissement massif quand disposée adéquatement, par exemple en enfilade à quelques mètres d’intervalles. De quoi garantir une circulation au compte-gouttes quand le deuxième feu passe au vert sans pour autant libérer les voitures immobilisées derrière leurs semblables elles-mêmes retenues par celui de l’amont. Des appareils lumineux qu’on a d’ailleurs veillé à soigneusement désynchroniser, afin de couper dans un élan qu’il croyait ingénument libératoire l’automobiliste venant de démarrer en trombe au vert, après une longue attente. Nul doute que l’esprit de Minos habite ces sémaphores maléfiques puisqu’ils promeuvent le chaos, autrement dit le vide béant ayant précédé l’existence d’un univers ordonné et de sa lumière…
Celui qui était également Roi de Crète règne désormais sur un autre genre d’île. Celle de la Cité bien sûr, dans laquelle il peut croiser la figure familière du Minotaure, dont le labyrinthe s’affiche en une représentation aussi tortueuse que digitale sur l’écran des GPS, depuis que la géographie dans l’espace parisien proscrit l’usage de la ligne droite, accusée de prendre des raccourcis. Parce qu’il est coupable de se déplacer sur quatre roues, l’homo automobilis est en effet prié d’expier ses péchés par de constants changements de direction, le faisant douter qu’il arrivera jamais à destination. Et peu importe si ces vaines manœuvres sont génératrices d’émissions issues de la combustion, lorsqu’on veut croire qu’elles seront largement compensées quand leur auteur vaincu à l’usure, finira de guerre lasse par abandonner son statut de conducteur.
Il y a encore ces innombrables zones de travaux qui n’en finissent plus de n’être pas achevées. A tel point que je me suis cru à plusieurs reprises en Amérique du Sud tant les lignes jaunes peintes au sol supposées provisoires sont devenues la règle en certains secteurs. Au moins n’ai-je pas été dépaysé quand parcourant le périph en pleine mutation pour les Jeux Olympiques, j’ai cru reconnaître l’Avenida Brasil en périphérie de Rio, entre portions de chaussés maltraitées et plots de béton mal ajustés. Il semblerait donc que pour décarboner, la cité éventrée soit condamnée à l’enlaidissement de plaies béantes autour desquelles s’accumulent les immondices. S’y ajoutent d’affreux bollards en plastique jaune proliférant en bord de pistes cyclables au format autoroutier, afin de confiner voitures et motos sur l’unique file qui leur est souvent dévolue. Qui a dit que le vélo ne prenait pas de place ?
Ayant fini par rejoindre les entrailles souterraines d’un parking, je croyais avoir enfin trouvé la quiétude. Pourtant, Minos attendait patiemment mon passage aux bornes de paiement prouvant que les machines aussi pratiquent l’extorsion. A raison de 23,75 euros pour le temps d’un dîner, j’aurais pu ajouter un convive à ma table, puisque l’auto supposée mobile coûte plus à l’arrêt qu’en mouvement.
Sur le long chemin du retour, qui ne m’épargna pas non plus les embouteillages bien qu’il fût deux heures du matin, j’ai largement eu le temps de penser à cette chronique. Et je me suis dit que s’il était encore des nôtres, c’est "Pleure sur la ville" que réaliserait aujourd’hui Henri Verneuil.