02/06/2022 - #Renault , #Mazda , #Mercedes-Benz , #Peugeot , #Porsche , #Cadillac
Ma Benz
Par Jean-Philippe Thery
Aujourd’hui, je vous invite à faire la connaissance de Karl. Un gars avec lequel je dois montrer patte verte (ou jaune) pour avoir le droit de rouler.
En octobre 1970, Janis Joplin implorait Dieu en musique de lui offrir une Mercedes-Benz, arguant que ses amis conduisaient tous une Porsche. Celle qui était encore une star montante ne laissait cependant guère de temps au tout-puissant pour qu’il puisse réaliser son vœu, puisqu’elle filait trois jours plus tard vers des étoiles non pas chromées, mais de celles qui brillent au firmament. A cause d’une vilaine poudre légère mais surdosée, Janis rejoignait à la suite de Brian Jones et Jimmy Hendrix le triste "Club des 27", que devaient encore intégrer après elle Jim Morrison, Kurt Kobain puis Amy Winehouse.
Les 27 ans, moi je les aurai bientôt dans chaque bras, pour reprendre une expression dont usent volontiers mes amis brésiliens. Mais n’étant pas plus adepte des paradis artificiels que de la croyance en un être suprême qui exaucerait mes prières automobiles avant de m’ouvrir les portes de l’Eden original, j’ai décidé de prendre moi-même les choses en main.
Alors, je me suis acheté une Mercedes.
C’est vous dire si j’ai réussi dans la vie. Parce qu’on le veuille ou non, une voiture née à Stuttgart représente l’équivalent automobile de la fameuse Rolex dont Jacques Séguéla disait en 2009 que sans elle, un homme parvenu à ses 50 ans avait raté sa vie. C’est du moins ce que j’aime à penser quand j’observe l’étoile perchée au bout de mon capot fendre la bise en trois flux distincts, avant de me rappeler que sur l’Autobahn ou les avenues berlinoises où j’évolue, je suis loin d’être le seul à arborer la fameuse stern, et que pour pimpante qu’elle soit, mon auto a reçu sa première immatriculation il y a plus de 15 ans.
D’ailleurs, ce que je recherchais à l’origine, c’était une Golf 1.6 TSI de cinquième génération accusant moins de moins de 100.000 bornes. Mais ceux d’entre vous qui fréquentent les sites d’annonces automobiles savent bien comment ça se passe, et qu’une fois effectuée la première sélection sur la foi de critères extrêmement précis, ça part en vrille à la première occasion (forcément). Du coup, je me suis retrouvé à browser des trucs aussi improbables qu’une Twingo Renault Sport de 5.000 km, des Alfa-Romeo dont je m’autopersuadai qu’elles ne méritaient pas leur mauvaise réputation, des Mazda 6 parce-que-c’est-japonais-donc-fiable, un coupé Peugeot 406 V6, ou encore des VW Phaeton beaucoup trop kilométrées. Sans oublier un tas de bizarreries dont je ne me souviens pas, ou que je feindrai plutôt d’avoir oubliées pour m’épargner les commentaires moqueurs de bas de page.
Et puis j’ai trouvé Karl.
Ceux d’entre vous qui me lisent depuis longtemps se souviendront peut-être de Ragnar, la Volvo S60 que j’ai achetée au Brésil, et de mon habitude de baptiser les automobiles dont je me rends acquéreur. Eh bien l’historique de la Mercedes C200 K qui vient de rejoindre mon garage -autrement dit la rue en bas de chez moi- n’est pas sans rappeler celui de mon ex-suédoise, puisqu’avant de tomber dans les mains d’un original qui leur adresse régulièrement la parole, toutes deux ont connu une première vie paisible en compagnie d’un propriétaire d’un âge certain.
C’est donc sous la tutelle de Frau Doris que Karl a roulé peu mais régulièrement depuis 2006, bénéficiant d’un entretien régulier dans le réseau de la marque, et de la protection nocturne du garage de la maison bourgeoise où celle-ci résidait, dans le paisible quartier de Zehlendorf. Pas étonnant donc qu’à 76.000 km pas même révolus, Karl ait affiché l’apparence d’une voiture de showroom quand je l’ai déniché, en dehors de quelques rayures sur ses jantes alu, parce que c’est ce que font les dames comme Doris quand elles se garent le long d’un trottoir contre lequel elles frottent les roues de leur auto.
En dehors de leur pédigrée personnel, Ragnar et Karl partagent également des caractéristiques générationnelles, puisque la première S60 comme la deuxième itération de Classe C (type W203 pour les experts) ont toutes deux été lancées au tournant de ce siècle. Bienvenue donc dans le monde des "2000er Jahre" -comme on dit par ici- quand l’opération d’une automobile demandait davantage de son conducteur, ce que m’a rappelé la fermeté des commandes de la Mercos, du moins par rapport à celles des voitures neuves que j’empruntais dernièrement dans la rue (en autopartage évidemment !). Une consistance pas forcément désagréable, qui non seulement donne le sentiment d’être plus impliqué dans la conduite, mais me procure également l’illusion d’un comportement plus économique quand je renonce à vaincre totalement la résistance de la pédale d’accélérateur, afin d’épargner quelques pétro-roubles.
Du coup, je recoure fréquemment à l’accélérateur à main, puisque c’est ainsi que j’utilise en ville le "tempomat" -régulateur de vitesse en Goethe dans le texte- dont la commande est sans doute l’une des meilleures du monde. Une impulsion vers le haut sur la monomanette à gauche du volant pour fixer l’allure, une autre vers le conducteur pour la rappeler, et le reste à l’avenant. Un truc particulièrement utile pour gérer les changements incessants de limitation de vitesse, sans quitter la route des yeux comme l’exigent les boutons qu’on trouve aujourd’hui sur les volants, et dont on ne sait jamais s’ils vont obéir à votre injection ou changer la station de radio au moment précis où passe votre tube préféré du moment. Sans doute faut-il blâmer les compteurs de flageolets pour l’abandon d’une telle évidence ergonomique, tant j’ai du mal à imaginer qu’une ingénierie digne de ce nom puisse lui préférer les bitoniaux susnommés.
Dans le même ordre d’idées, et si l’instrumentation m’a dans un premier temps paru pauvrette alors que j’étais encore sous l’influence chromatique d’écrans TFT devenus la norme, j’ai pu à l’usage apprécier non seulement son élégance sobre mais surtout sa lisibilité, principalement quand devant recourir à des lunettes de soleil correctrices, je dois me passer des verres progressifs me permettant de voir aussi bien de loin que de près. Voilà qui devrait faire marrer mes lecteurs les plus jeunes (y’en a), mais aussi causer aux myopes-astigmates qui composent sans doute une bonne partie des acheteurs de sedans du segment D, et probablement à Frau Doris. Ne comptez pour autant pas sur moi pour prôner l’archaïsme en réfutant les avancées permises par les affichages électroniques. Mais je suggérerais volontiers à certains stylistes en charge de les concevoir de faire appel en consulting à d’anciens collègues partis à la retraite, ce qu’ils pourront toujours inscrire sur le compte de l’inclusion des seniors.
A contrario, Karl m’a contraint à réviser mes classiques s’agissant des automatismes dont j’ai été surpris de découvrir qu’il était équipé, me rappelant à quel point la mémoire est faillible s’agissant de chronologie. C’est pourtant "en famille" que fut inauguré l’allumage automatique des feux en Europe, puisque la Mercedes CL y fut la première à en être pourvue dès 1999. Quant au capteur de pluie permettant de réguler la vitesse des essuie-glaces en fonction de l’intensité des précipitations, c’est la Peugeot 406 qui l’étrenna en 1997 de ce côté de l’Atlantique, à peine un an après que Cadillac en a équipé trois de ses modèles sur le continent d’en face. J’hésite à ce sujet à vous avouer le sentiment de satisfaction que me procure les va-et-vient du balai côté passager, en raison de sa double articulation, par crainte d’être considéré comme un dangereux maniaque.
Pour ce qui est du moteur, j’avoue que j’attendais un peu plus d’un modèle affichant fièrement le monogramme "Kompressor" en lettres chromées sur le couvercle de sa malle arrière. Contrairement aux turbos et leurs siffleries provoquées par l’ouverture de la soupape de décharge, rien ne permet d’ailleurs de deviner la présence du dispositif mécanique, dont l’indécrottable nostalgique qui ne sommeille guère en moi imaginait sans doute qu’il reproduirait le bruit caractéristique de celui qu’on trouvait sur les fabuleuses 500 et 540K d’avant-guerre. Mais s’il faut bien qualifier de quelconque la sonorité du 4 cylindres, les 163 "Pferdestärke" sont tout de même bien là à la relance, ne demandant qu’à emmener Karl vers les 231 km/h de Vmax figurant curieusement sur le "Zulassungsbescheinigung" (certificat d’immatriculation), confirmant sa vocation autobahnière. Pour le reste, il me restera à ouvrir le capot -monté sur vérins- pour me la péter auprès de mes amis, avec le joli cache-je-ne-sais-quoi rouge arborant lui aussi les 10 lettres magiques.
Comme vous pouvez l’imaginer, je suis évidemment affecté depuis que je roule avec Karl du phénomène Baader-Meinhof, biais cognitif plus connu sous le vocable d’"illusion de fréquence" par lequel l’attention se concentre sur un objet particulier -une Mercedes Classe C type W203 par exemple- qu’on a ensuite l’impression de retrouver partout. Je ne cesse donc de rencontrer des cousins de Karl, ce qui s’explique tout de même par le fait que le modèle rencontra un véritable succès commercial, et qu’on en trouve encore de nombreux exemplaires non seulement en Germanie, mais aussi sur les routes de Frankreich.
Et ça tombe bien, puisque c’est bientôt vers la France que je pointerai le nez étoilé de Karl, ma période berlinoise touchant malheureusement à sa fin. A la "Plakette" verte adhésivée sur un coin de pare-brise, libérant l’accès à la "Umweltzone" berlinoise, s’ajoutera donc bientôt la vignette Crit’Air 2 devant m’ouvrir les portes encombrées de la ZFE parisienne. Une pastille dont la couleur jaune est aujourd’hui la plus répandue de la gamme, puisque concernant un tiers du parc automobile national, et dont je me demande au nom de quoi elle devrait à terme interdire à des autos aussi méticuleusement préservées que Karl l’accès à plusieurs métropoles françaises, précipitant un certain nombre d’entre elles vers le broyeur.
Ne le dites pas à Frau Doris, dont tout indique qu’avant de s’en séparer, elle était particulièrement attachée à son auto. Allez savoir, peut-être même qu’elle lui parlait…