07/07/2022
Les saigneurs des anneaux
Par Jean-Philippe Thery
Aujourd’hui, je vous parle d’un truc qu’on déteste tous. Mais certains apparemment plus que d’autres…
La première fois que je m’y suis retrouvé, c’était avec mon prof d’histoire géo.
A la hauteur de la Porte d’Orléans, celui-ci s’y était jeté malgré une circulation compacte, ponctuant d’agressifs zigzags entre ses quatre voies par un menaçant "j’vais leur montrer à ces parigots comment il faut conduire". Heureusement pour les passagers de la Renault 5 dont j’étais, celle-ci était arrivée entière Porte de Versailles où se tenait ce qu’on désignait encore comme Salon de l’Automobile, auquel le prof -qui connaissait mon penchant pour l’auto- m’avait gentiment proposé de l’accompagner depuis Lyon, lui et sa compagne. Il en était ressorti avec un bon de commande pour une 205 GTI, et moi de sérieuses interrogations sur combien de temps il en profiterait avant de la mettre dans les arbres.
Des années plus tard, alors que j’étais "monté à Paris" pour mon job, c’est au volant que je le pratiquais régulièrement. C’était généralement le soir, quand délaissant les Bureaux de la Colline de Saint-Cloud où j’avais le mien, je retrouvais mes amis parisiens chez eux ou dans un restau pas cher de la capitale. Ceux-ci quolibétaient d’autant plus joyeusement le banlieusard de service, que mon immatriculation exhibait un 78 jugé particulièrement infamant. Mais le trajet du retour, que j’effectuais aux heures où les voies rapides le sont véritablement, me confortait dans le choix de mon 35 m² versaillais, d’autant plus qu’avec les deux places de parking auxquelles celui-ci me donnait accès, le roi -pourtant voisin- n'était pas mon cousin.
Avouons-le, nous détestons tous le périph.
A commencer par le demi-million de ceux qui résidant aux abords de ses 35,04 km, sont les destinataires privilégiés de ses émanations nauséabondes et sonores. Mais sa cote d’amour n’est sans doute guère plus élevée chez ses emprunteurs réguliers, contraints de participer à la débâcle des heures de pointe, quand s’affrontent aux bretelles d’accès ceux qui s’y trouvent déjà et les colonnes d’assaillants s’efforçant de le pénétrer. Quant aux veinards qui le fréquentent dans ses rares moments de fluidité, il leur faut fixer leur attention sur le tachymètre, tant il est facile de franchir involontairement une limitation de vitesse supposée contenir les effluves d’échappement, quand bien même celle-ci oblige à "rentrer un rapport" pour éviter le sous-régime. A la fin du siècle dernier -malgré une limite supérieure de 10 km/h- j’ouvrais régulièrement en grand la vitre conducteur en guise de régulateur de vitesse, équipement alors inexistant sur ma Clio S. C’était particulièrement efficace en hiver.
Quand il fut enfin inauguré le 25 avril 1973 après 17 ans de travaux, le Boulevard périphérique de Paris incarnait pourtant la promesse d’une ville redevenue lumière, enfin débarrassée du trafic chaotique qui y régnait depuis trop longtemps. En Premier ministre coupeur de ruban, Pierre Messmer voyait alors d’un bon œil les 200.000 véhicules/jour qu’on prévoyait de recenser sous peu, annonçant dans un discours ORTFisé et triomphant qu’il était "préférable pour les véhicules qui veulent traverser Paris sans s’y arrêter de faire la moitié du tour de Paris, plutôt que de traverser Paris de l’ouest à l’est". De nos jours, le périph enregistre 1,2 million de passages quotidiens, Google Maps a remplacé le Premier ministre, et ce qui s’avère surtout préférable, c’est d’éviter à tout prix la traversée de Paris en voiture.
Bien que les Parisiens en aient préempté l’appellation, le Périph n’est évidemment pas unique en son genre. En Basse-Normandie, les Bajocasses – ou Bayeusains si vous préférez- revendiquent d’ailleurs la primauté du genre sur le territoire hexagonal, avec leur "by-pass", contournement légué par des soldats américains fraîchement débarqués, mais peu aguerris aux manœuvres de blindés dans les ruelles médiévales. Sans compter que la voie circulaire parisienne fait pâle figure face aux 196 km du "Ring" berlinois, sans même évoquer les 7 autoroutes urbaines encerclant Pékin, dont la G95 inaugurée en 2018 affiche pas moins de 940 km. Et rares sont aujourd’hui les cités de quelque importance ne possédant pas leur boulevard de ceinture, rocade, "rodoanel" ou autre voie périurbaine. J’en arrive même à me demander si les élus de Saint-Cyr les Colons dans l’Yonne -d’où je rédige ces divagations- ne cachent pas dans les tiroirs de la mairie un projet du genre, reprenant le tracé du Chemin des fossés encerclant le village à l’emplacement de l’ancien rempart.
Bon d’accord, je baliverne. D’autant plus que s’agissant des boulevards périphériques existants, qui subissent depuis quelques années les attaques en règle de certains édiles, la tendance serait plutôt au démantèlement. Ces véritables "Saigneurs des anneaux" se sont donné pour mission ni plus ni moins que de sauver l’humanité, promettant de mettre fin à ce symbole abject de l’automobile urbaine triomphante, dont ils ont juré d’avoir la peau bitumée. Et que la disparition pure et simple du plus emblématique d’entre eux -que certains envisagent très sérieusement- ne puisse avoir lieu dans l’immédiat n’affecte en rien leur motivation. Ça prendra le temps qu’il faudra, mais ils savent que leur cause est juste, et qu’ils finiront par triompher.
Voilà pourquoi on nous promet un nouvel abaissement de la vitesse maximale autorisée sur l’anneau parisien, de 70 à 50 km/h. Une allure que nombre d’automobilistes coincés dans les encombrements aimeraient voir apparaître sur les instruments de bord, alors que ceux contraints de s’y conformer quand la voie est libre verront sans doute dans l’obligation de se déplacer au rythme d’un cheval au galop les prémices d’un retour à la traction équine, même si les défenseurs de la cause animale y trouveraient sans doute à redire.
Si la diminution de la vitesse autorisée figurait au nombre des promesses de campagne d’une certaine candidate, c’est de la promesse de campagne à la ville dont il a été récemment question, avec un projet de la même auteure visant à transformer le périph en "ceinture verte" par végétalisation, en y plantant -selon les sources- 50 ou 70.000 arbres. Une idée charmante que n’aurait pas reniée Alphonse Allais -lequel prônait de construire les villes à la campagne au prétexte que l’air y est plus pur- mais qui se traduirait à terme pour le citoyen motorisé par l’ablation de deux voies de circulation, l’une étant purement supprimée, l’autre utilisée dans un premier temps aux participants des Jeux Olympiques de 2024, avant d’être définitivement réservée aux bus, taxis et pratiquants du covoiturage. Une opération qui -selon un élu parisien- permettrait comme par enchantement de retirer 80.000 voitures de la circulation, dont les futurs ex-conducteurs n’auront semble-t-il plus besoin de se déplacer, pas plus qu’ils n’envisageront d’emprunter d’autres voies pour parvenir à destination.
Décidément ambitieux, le projet vise également à en finir avec ce que l’un de ses promoteurs qualifie de "barrière physique avec la banlieue", lequel ajoute encore qu’“on ne peut pas penser la ville du XXIe siècle avec une infrastructure du XXe siècle". Ou plutôt du XIXe, si l’on considère que le boulevard périphérique occupe l’emplacement de l’Enceinte de Thiers, du nom du Président du Conseil qui fut l’instigateur des fortifications de la capitale, dont les travaux s’achevèrent en 1844. Quoi qu'il en soit, voilà une touchante attention à l’égard de ces populations de l’au-delà du périph, sur lesquels les résidents intra-muros ne manqueront pas de porter un regard neuf et bienveillant, aussitôt le dernier arbre planté.
Mais sans doute notre homme espère-t-il consoler par avance ces banlieusards qui seront les premiers touchés par le verdissage de l’anneau parisien, puisque 80% de ses usagers ne résident pas à Paris. Une population à laquelle appartenait donc mon prof d’histoire géo, à qui on demanderait probablement aujourd’hui de se rendre au Salon de l’automobile autrement qu’en automobile.
Et tant pis pour la leçon de conduite aux parisiens.