24/03/2022 - #Renault , #Tesla , #Jeep , #Nissan , #Peugeot , #Porsche , #Fiat , #Ford
Le SUV est mort
Par Jean-Philippe Thery
Aujourd’hui, je vous sors la boule de Cristal. Et croyez bien que mes prévisions en matière d’automobile, c’est du solide !
Il y a quelques années, les dirigeants du constructeur pour lequel je travaillais au Brésil m’ont demandé d’organiser un clinic-test.
Pour ceux qui n’auraient pas lu ma chronique d’avril 2020 consacrée au sujet, sachez qu’il n’y a rien de médical dans tout cela, puisqu’il s’agit de montrer en salle la maquette ou le prototype d’un modèle futur à un échantillon de consommateurs ébahis (ou pas), au profil correspondant à celui qu’on imagine de ses futurs acquéreurs, en présence de véhicules de la concurrence. Des répondants triés sur le volet, observés comme des patients, et dont les avis recueillis aux différentes phases d’un projet automobile alimentent les réflexions de ses responsables en matière de style, contenu produit ou positionnement marketing.
Rien que de très normal jusqu’ici, puisque mon job consistait justement à mener ce genre d’étude, et que le véhicule concerné devait être lancé quelques mois plus tard. Ce qui l’était moins, c’est que je l’avais déjà testé quelques semaines auparavant, et que si on me demandait de remettre le couvert dans un délai aussi court, c’était dans le seul et unique objectif de savoir si l’objet en question était un SUV, ou du moins s’il était perçu comme tel, condition apparemment indispensable pour qu’il enregistre les scores commerciaux qu’on attendait de lui. Et comme dans les grandes corporations, on ne recule devant rien pour calmer les angoisses des décideurs, la ligne budgétaire qui m’avait été sucrée quelques temps auparavant au titre d’économies du même ordre me fut immédiatement restituée.
Mais le barnum que j’ai dû (re)mettre en place coûtant tout de même un peu plus cher qu’une boite d’anxiolytiques, je m’efforçai de trouver un sens à cette dépense inopinée en apportant un soin particulier au guide d’entretien devant accompagner les interviews qualitatives, afin de comprendre au mieux les représentations conceptuelles, symboliques et autres que nos chers participants se faisaient du SUV en général, et de notre véhicule en particulier. Des efforts méthodologiques qui ne furent pas vains, puisque les réponses sans ambages que nous reçûmes convergeaient vers une seule et même conclusion : ils s’en fichaient éperdument. Ce qui les intéressaient, c’était de nous donner leur opinion sur chacune des voitures exposées, pas nos inquiétudes catégorielles de marketeurs.
Et pourtant, le SUV constitue de mon point de vue un cas d’école absolument fascinant, puisqu’il n’existe aucun autre type de véhicule déchainant autant la critique, alors qu’il réalise environ 40% de parts de marché sur une bonne partie de la planète automobile. D’autant plus que la catégorie, prise en étau entre d’un côté des écolos qui voient en elle la onzième plaie d’Egypte, et de l’autre des passionnés d’automobile qui se refusent à lui accorder le statut de "vraie bagnole", réussit l’exploit de réunir deux camps dont on soupçonnera pourtant difficilement les membres respectifs de vouloir passer leurs vacances ensemble, mais qui s’accordent volontiers pour considérer l’objet de leur réprobation comme "trop haut, trop gros, trop lourd et trop gourmand".
C’est qu’on définit volontiers le SUV par ses défauts, ou du moins par ceux qu’on lui attribue, sans doute parce qu’il est difficile -voire impossible- de faire autrement. Je souhaite d’ailleurs bien du courage aux âmes vertueuses, qui parlant régulièrement de surtaxer un véhicule selon eux si peu recommandable, vont devoir commencer par le ranger dans une catégorie administrative construite sur la base de critères objectifs. Parce que bien que faisant appel à un vocable universel – un SUV reste un SUV à Berlin, Rio de Janeiro, Detroit ou Puteaux- l’engin incarne un concept aux contours autrement plus flous que ceux de catégories dont les désignations ne sont pourtant pas les mêmes dans les différentes régions du monde. En d’autres termes, les berlines, hatch, sedan, break, station wagon, cabriolets, convertibles et consorts sont plus faciles à appréhender malgré leur différences d’appellation qu’un machin dont chacun a fini par se faire sa propre idée.
Une telle confusion justifiant un petit retour aux origines, vous n’échapperez donc pas à une petite séance d’archéologie. Au commencement, était la Jeep, ancêtre de tous les SUVs, dont les nombreux exemplaires démobilisés après-guerre, eurent tôt fait de trouver une nouvelle vie au sein de familles souvent rurales, pour lesquelles elles officiaient à la fois comme bête de somme et véhicule de transport familial. Cette polyvalence d’usage n’échappa évidemment pas aux responsables -notamment d’études de marché- des constructeurs américains, qui s’empressèrent de concevoir une offre susceptible de prendre la relève. Et si les premiers modèles étaient encore assez rustiques, ils ne manquèrent pas d’offrir au fil du temps de plus en plus de confort et de raffinement. Evolution -darwinienne ou pas- aidant, la grande majorité des SUV perdit le lien avec ce qui constituait pourtant la caractéristique principale de leur ascendant commun : la transmission intégrale. En bref, le SUV est progressivement devenu le fils illégitime du 4x4, ce qui n’empêche pas certains particulièrement peu observateurs et/ou désireux de promouvoir coûte que coûte leur discours "anti" de continuer à les accuser de crimes tout-terrain.
Et ce n’est pas tout. Parce qu’ayant délaissé il y a longtemps les chemins de traverse au profit de l’asphalte citadin, les SUVs se sont rapetissés en même temps qu’ils s’urbanisaient, se défaisant du volume à la fois encombrant et dominateur qui les caractérisait pourtant. Alors que pour certains, l’expression "gros SUV" relève du pléonasme, songez ainsi qu’en France, les modèles les plus vendus de la catégorie sont le Peugeot 2008 et le Renault Captur. Le résultat, c’est que contrairement à une idée reçue, les SUV ont contribué au raccourcissement de nos voitures au cours des dernières années, l’auto neuve des français ayant perdu en moyenne pas moins de 5 cm entre 2017 et 2020. Mais pour le comprendre, encore faut-il s’intéresser aux logiques de clientèles et non pas comparer des modèles sous le simple prétexte qu’ils partagent la même plateforme.
En passant de la berline au SUV, la plupart des acheteurs sont descendus d’un segment, ce qui se comprend aisément puisque la verticalisation des passagers dans un véhicule haut permet précisément de gagner de la place sur l’axe longitudinal. L’alter ego du client de Captur roulait autrefois en Mégane, et celui du 3008 défilait en 407. La montée en assise s’est donc accompagnée d’une descente en gamme, laquelle explique au passage la quasi-disparition des berlines du segment D au profit des SUV du C. Et pour ce qui concerne les rares acheteurs de vrais gros SUV, il faut être particulièrement naïf pour imaginer que s’ils devaient renoncer à leur camion, ils choisiraient de rouler en Twingo.
Mais peu importe parce que le SUV est mort.
Avant que vous ne soyez tenté de goguenarder, je vous rappelle que c’est un expert en tendances automobiles qui vous le dit. Un gars qui fut par exemple le premier à écrire qu’il fallait industrialiser la Logan en Amérique Latine, et qui dans ses fonctions de jeune Chef de Produit, a imaginé une Clio Pick-up à cabine étendue, avant que Fiat ne s’empare de la recette et du leadership de la catégorie avec le Strada. Un véritable précurseur qui demanda à cor et a cri un Scénic RX2 -la gueule du RX4, mais en traction- avant que l’ablation d’un des trains moteurs ne soit enfin perçue comme inéluctable dans l’univers des SUV. Bon d’accord, "ma" Clio et "mon" Scénic ne virent jamais le jour, et si la Logan fit effectivement au Brésil le succès d’un losange collé à la place du logotype roumain, nous étions quelques-uns à œuvrer à la Direction Plan Produit Mercosur, sans compter que vous n’êtes pas obligés de me croire. Alors, cette fois, je l’écris non pas a posteriori, ni sur une note estampillée "confidentiel Renault", mais dans les colonnes d’une chronique grand public : le SUV est mort.
Je sens bien pourtant que malgré ce rappel de mes glorieux états de service, certains d’entre vous reluctent encore. Alors laissez-moi vous rappeler le précédent qu’a constitué le monospace, que j’ai vécu en avance de phase, pour avoir montré le Scénic en clinic-test de Paris à São Paulo, ou de Turin à Taipeh, où la même réaction d’un enthousiasme débordant ne laissa aucun doute sur le succès à venir du petit frère de l’Espace. Une réussite que les stats de vente et des chaines de production à pleine cadence ne tardèrent pas à confirmer, au point qu’au siège de Boulogne-Billancourt, il y en eu pour prédire la mort de la berline "traditionnelle". Ouais, ben n’empêche que quelques années plus tard, le machin était devenu ringard, et les ex-chefs-de-famille-dynamique-au-mode-de-vie-actif qui en constituaient le cœur de cible se dépêchèrent de passer … au SUV, avant d’être pris pour des boomers. Et ça tombait bien, puisque de mon bureau en open-space chez Nissan France, je voyais les X-Trail et Pathfinder dont j’avais la charge se servir en priorité chez les anciens possesseurs de Scénic ou d’Espace. Et dire que certain vont encore douter de mon sens de la prospective…
Mais si vous ne croyez pas aux leçons de l’histoire, parlons justement des signes annonciateurs. En professionnels avertis de l’auto, vous n’êtes pas sans avoir remarqué que Citroën avait martelé le message du retour de la berline pour le lancement de sa C4, que d’autres constructeurs se seraient empressés de qualifier de "SUV Coupé" ou de "Crossover" (une version soft du SUV), et que la marque enfonce le chevron avec sa toute nouvelle C5X. Imaginez la gamberge sémantique chez les cousins au lion, afin de décider à quel vocabulaire recourir pour le modèle qu’ils s’apprêtent à commercialiser sur la même base (double ou simple zéro central ?), et les séances de benchmarking du côté de chez Ford, avec son Evos au concept similaire…
Si vous n’êtes toujours pas convaincu(e), regardez donc du côté des électriques. Et devinez qui figure en tête du classement mondial (et européen) de la catégorie ? Une certaine berline Model 3 de chez Tesla ! Bon évidemment, je n’ignore pas qu’il existe également de nombreux SUV à piles, mais regardez-les bien descendre régulièrement de quelques centimètres, soucieux de faire profil bas question aérodynamique, afin de préserver les quelques kWh qui leur permettront d’annoncer une meilleure autonomie que les petits camarades de la concurrence. La recherche d’un SCx optimisé explique sans doute que pour son premier VE, Porsche ait choisi une voiture basse avec le Taycan, plutôt que d’électrifier le Macan. Et puis observez la leçon de design que nous offre la nouvelle Mégane E-Tech , sur comment SUViser une voiture d’un mètre-cinquante de haut, avec une ceinture de caisse surélevée et des vitres latérales format meurtrière. Le tout un centimètre en-dessous de la 307, ancienne "berline haute" de chez Peugeot.
Je vous le dis, chers lecteurs, la boucle est bouclée et le SUV est mort. Et si en l’affirmant haut et fort, je me fais un peu l’effet d’une montre arrêtée, laquelle présente sur celles qui fonctionnent avec un léger décalage l’indéniable avantage d’être très exactement à l’heure deux fois par jour, je n’hésiterai pas à exhumer cette publication lorsque l’avenir m’aura bientôt donné raison, afin de rappeler mes compétences de futurologue ès-mobilité.
Au fait, le modèle auquel je faisais allusion en début de chronique était… non, je ne vous le dirai pas.