18/09/2019 - #Renault , #Man , #Nissan , #Ford , #Chevrolet
L’Amazonie d’Henry
Par Jean-Philippe Thery
La chronique de Jean-Philippe Thery, consultant, fort d’une expérience automobile aussi bien dans le domaine du produit que de l’Intelligence de marché, avec des expériences chez Renault, Nissan et PSA. Installé depuis 2008 au Brésil, Jean-Philippe Thery est spécialiste des marchés automobiles en Amérique Latine.
A moins que vous n’ayez passé les dernières semaines au fin fond d’une forêt -éventuellement tropicale- il est absolument impossible que vous n’ayez dernièrement pas entendu parler d’Amazonie. Les incendies qui y ont sévi sur le territoire brésilien ont donné lieu à des échanges de propos peu aimables entre le Président du pays et son homologue français, pour ne pas dire de paroles carrément incendiaires. Au-delà des arbres (cachant la forêt ?), c’est donc également le torchon qui a brûlé entre Jair Bolsonaro et Emmanuel Macron, dont on peut affirmer sans aucun risque de se tromper, qu’ils ne sont pas près de partir en vacances ensemble.
Perçue par certains Brésiliens comme une véritable ingérence dans les affaires internes de leur pays, les positions adoptées par le Président de la République française ont contribué à réveiller d’anciennes craintes sur une possible internationalisation de l’Amazonie, apparues à l’époque de la dictature (entre 1964 et 1984). Et bien qu’aucun mouvement de troupes ou de blindés n’ait pour l’instant été observé à la frontière guyanaise, les réseaux sociaux se sont fait l’écho d’un certain nombre de patriotes prêts à en découdre avec l’envahisseur supposé, s’il lui venait l’idée de vouloir piller les richesses du pays. En attendant un improbable ordre d’évacuation (je me trouve en ce moment à Rio de Janeiro), je vous propose de nous intéresser à une autre tentative d’invasion de l’Amazonie brésilienne, venue du nord du continent américain.
Tout commença par la faute de ces fichus anglais. Au début des années 20, Henry Ford, homme le plus riche de la planète et patron de la plus grande entreprise industrielle au monde, cherchait à dominer l’intégralité du process d’industrialisation de son modèle "A". Il y serait parvenu, si la production de caoutchouc nécessaire à la fabrication des pneumatiques équipant ses voitures n’avait été monopolisée par quelques sujets de sa grâcieuse majesté, propriétaires d’immenses plantations d’hévéas localisées en Malaisie et à Ceylan, dont la sève fournissait la matière première. Bien sûr, ceux-ci ne se gênaient pas pour fixer les prix du latex au niveau le plus élevé, ce qui avait évidemment le don d’agacer prodigieusement Henry. Après que son ami Théodore Roosevelt lui ait vanté les mérites de l’Amazonie qu’il avait parcourue en bateau, le magnat décida d’envoyer une mission de reconnaissance au Brésil en 1923, laquelle conclut que l’Etat du Para se prêtait parfaitement à la culture de l’Hévéa. Il n’en fallu pas plus pour le décider à s’investir dans cette activité.
La décision de Ford devait sonner comme une douce revanche aux oreilles des Brésiliens, puisque comme son nom scientifique l’indique, l’Hevea Brasiliensis est originaire du plus vaste pays d’Amérique latine. Dans un premier temps, celui-ci fit d’ailleurs la fortune de villes comme Manaus ou Belém, dont certains habitants se réveillèrent un beau jour richissimes après que le cours de la matière visqueuse ait flambé durant la nuit sur les principales places financières européennes. S’ensuivit entre 1879 et 1912 une période faste intitulée "cycle du caoutchouc", qui devait néanmoins prendre fin après qu’un certain Sir Henry Alexander Wickam (dont je vous laisse deviner la nationalité), explorateur et bio-délinquant, emporta à Londres en 1876 pas moins de 70 000 graines d’hévéa, sous la désignation fallacieuse de "spécimens académiques". Bien que seules 2 700 d’entre elles aient finalement germé dans les jardins botaniques de Kew, ce fût suffisant pour initier quelques années plus tard un autre voyage vers le sud-est asiatique. Vous connaissez déjà la suite.
Mais revenons à Ford. En août 1927, l’homme affréta deux transatlantiques à destination de la commune d’Aveiro, sur les rives du fleuve Tapajos, où il venait d’acquérir un terrain de 14 500 km² pour l’équivalent actuel de 1,8 million de dollars. L’emplacement lui avait été recommandé par l’émissaire du gouverneur de l’Etat du Para, un certain Jorge Dumont Villares, lequel omit sans doute de lui signaler qu’il en était le propriétaire. Par ailleurs, il est fort probable qu’eu égard à l’importance du projet en jeu, Ford ait pu en disposer gratuitement, dans une région où les terres ne valaient alors pas grand-chose. En contrepartie, il jouissait sur le territoire d’une totale autonomie, ainsi que d’une exemption des taxes d’exportation. Il faut essayer d’imaginer ce que représentait un tel investissement dans une Amazonie alors particulièrement pauvre et au potentiel sous-exploité. Le magnat américain était en effet à l’époque l’équivalent d’un Steeve Jobs ou d’un Bill Gates, voire plus si l’on en croit le quotidien brésilien qui le qualifia carrément de "Jésus Christ de l’Industrie". Les rumeurs les plus folles firent état d’un projet de chemin de fer ralliant son domaine amazonien à la côte Atlantique, ou même carrément d’une usine automobile au beau milieu de la jungle.
Sans aller jusque-là, les deux navires une fois arrivés à bon port, débarquèrent une quantité impressionnante de matériaux et de matériels. De leurs cales, on exhuma pêle-mêle des tracteurs, une locomotive, tout l’équipement nécessaire à la fabrication d’une centrale électrique et de maisons destinées à abriter les cadres autant que les ouvriers de l’usine de caoutchouc, elle-même comprise dans la dotation de bord. Fordlandia, puisqu’elle fut ainsi baptisée, se devait en effet d’arborer toute les caractéristiques d’une ville moderne du Middle-West américain, avec de jolies maisons proprettes alignées au cordeau le long de rues bordées de trottoirs et illuminées par des lampadaires électriques. Des fenêtres ouvertes, on s’attendait à entendre le soir s’échapper le son des postes de TSF, diffusant une musique venue de quelques milliers de kilomètres de là.
Car au-delà d’un site de production industrielle, Fordlandia représentait pour son lointain fondateur un véritable lieu d’expérimentation sociale, œuvre d’un homme convaincu que son rôle en ce bas monde allait bien au-delà de la simple fabrication d’engins motorisés. Après une première tentative avortée à Muscle Shoals, en Alabama, Ford vit dans l’Eldorado brésilien l’opportunité de construire la ville-modèle dont il rêvait depuis longtemps, loin des manœuvres politiciennes qui l’en avaient jusqu’ici empêché. Certain de pouvoir enfin mettre en place sa conception très personnelle d’un "mode de vie sain", aux principes puritains directement inspirés de la prohibition, il alla même jusqu’à déclarer : "Nous allons en Amérique du Sud non pas pour faire de l’argent, mais pour aider au développement de cette terre magnifique et fertile." Tout semblait donc s’annoncer sous les meilleures auspices pour Fordlandia, qui attira bientôt des hommes non seulement du Para, mais aussi des états voisins et même d’autres pays, y compris européens. Pour autant, l’histoire de la ville arborant fièrement le nom de son fondateur devait être celle d’un double désastre.
Confiant dans le savoir de ses ingénieurs, Ford décida dans un premier temps de se passer des services d’un botaniste. Ceux-ci, après avoir nettoyé le terrain par le feu (sans que personne n’y trouvât alors rien à redire) plantèrent donc des milliers d’hévéas selon un schéma conçu sur papier millimétré. Cette rigueur toute géométrique devait s’avérer être une terrible erreur, puisque la proximité des arbres entre eux favorisa la prolifération d’insectes parasites, et surtout des "rouilles", maladies cryptogamiques des végétaux dont les agents pathogènes sont disséminés par des champignons basidiomycètes (notions qui me sont tout aussi familières qu’aux collaborateurs d’Henry).
Inutile de préciser que dans ces conditions, les usines de Détroit durent continuer à s’approvisionner en latex auprès des Anglais. Il fut donc finalement décidé d’engager un expert en botanique en la personne de James R Weir, qui décréta au bout d’un certain temps que le terrain de Fordlandia était tout simplement impropre à la culture des hévéas ! A sa demande, une nouvelle ville baptisée Belterra fût construite en 1934 à environ 300 km de Fordlandia, avant que l’individu ne disparaisse soudainement des lieux, et bien entendu sans n’avoir en rien amélioré la production de caoutchouc. Au meilleur de sa forme en 1942, Belterra produisit généreusement 750 tonnes de latex, bien loin de l’objectif initial de 38 000 tonnes, l’usine de Fordlandia ayant alors été désactivée.
Si Fordlandia fût loin de tenir ses promesses sur la production de caoutchouc, allait-elle au moins réussir à promouvoir le mode de vie que le milliardaire américain appelait de ses vœux ? Celui-ci n’avait pas lésiné sur les moyen, avec notamment la construction d’une école et d’un hôpital dispensant les soins gratuitement à tous les habitants de la ville. Si ce dernier eu fort à faire entre la fièvre jaune, la malaria et les morsures de serpents, il n’en devint pas moins rapidement une référence pour le Brésil tout entier. Et bien sûr, l’entreprise appliqua en Amazonie la politique de salaire généreuse qui avait fait son succès dans son pays d’origine.
Oui mais. Le paternalisme excessif du patron prétendait régenter la vie des habitants de Fordlandia jusque dans ses moindres détails. La nourriture par exemple, préparée sur le modèle américain, privait les amazoniens de la farine de Manioc et des poissons du "Rio Tapajos" auxquels ils étaient habitués, au profit (?) de hamburgers. Les horaires de travail, rythmés par le sifflet de l’usine, obligeaient les ouvriers à supporter la chaleur écrasante régnant durant la journée plutôt que d’adopter les coutumes locales consistant à profiter des heures fraîches du petit matin ou de la soirée. On ne pouvait se déplacer dans les rues de la ville qu’en arborant un badge d’identification, et même les loisirs étaient organisés selon les critères propres à l’entreprise, avec des soirées dansantes au son de musiques dépassées jusque dans leur pays d’origine, durant lesquelles il n’était évidemment pas question de consommer la moindre goutte d’alcool. De plus, une hiérarchie pesante régnait à Fordlandia, entretenue par des Executives logés dans les belles maisons blanches et vertes de la "Vila Americana", lesquels profitaient des fins des semaines pour perfectionner leur swing sur le golf 18 trous auquel ils étaient sans doute les seuls à avoir accès.
La révolte éclata le 20 décembre 1930, à la suite d’une altercation au réfectoire entre un certain Manuel Caetano et le superviseur Kaj Ostenfeld, qui dégénéra rapidement en un mouvement resté dans l’histoire comme "quebra panelas", autrement dit "destruction de casseroles". Mais le matériel de cuisine fut loin d’être le seul à faire les frais de la colère destructrice du prolétariat révolté de Fordlandia. Plusieurs machines furent vandalisées, des véhicules renversés et des maisons saccagées, sans compter l’horloge de l’usine dont le sort fut rapidement réglé en raison du symbole oppressif qu’elle constituait. Les cadres de l’entreprise ne durent leur salut qu’à la fuite face aux ouvriers armés de machettes, une partie d’entre eux se réfugiant dans la jungle, d’autres à bord d’un navire qu’ils ancrèrent au milieu du fleuve, avant que l’armée brésilienne ne viennent rétablir l’ordre au terme de trois longues journées d’attente.
En 1945, la compagnie à l’ovale bleu mit fin à l’expérience amazonienne après qu’Henry Ford Jr ait remplacé son père aux commandes de l’entreprise. Avec l’avènement du caoutchouc synthétique dérivé de pétrole, la culture de l’hévéa était de toutes façons devenue inutile. Les terrains, avec ses près de 4 millions d’arbres répartis entre Fordlandia et Belterra furent donc rétrocédés à l’état brésilien pour une somme dérisoire, et les "gringos" qui s’y étaient établis, s’en allèrent du jour au lendemain, laissant tout derrière eux, jusqu’aux cadres aux murs et aux petites cuillers dans les tiroirs des commodes. Au total, l’aventure en Terras Brasilis coûta au géant américain l’équivalent de 100 millions de dollars au cours actuel. Henry Ford ne connut Fordlandia qu’au travers des nombreux reportages photographiques et films qu’il commandita, et qui nous permettent encore aujourd’hui de visualiser ce que fût cette extraordinaire aventure. Mais celui-ci ne foula jamais le sol brésilien.
Mon premier contact avec Fordlandia remonte aux années 80, à la faveur d’un article paru dans Automobiles Classiques, alors que je n’imaginais pas un seul instant résider au Brésil. Je me souviens qu’à l’époque, certains habitants de la ville entretenaient pieusement les maisons de Vila Americana, convaincus que "Ford reviendrait". Ceux qui restent aujourd’hui -ils sont à peine 1 200- ont sans doute perdu toute illusion à ce sujet, peuplant tant bien que mal une cité hésitant entre ville fantôme et favela. L’ancienne usine est désormais un véritable cimetière mécanique, mêlant machines démantelées et carcasses de voitures, certaines -insulte suprême- arborant un logo Chevrolet. Le château d’eau, démuni depuis longtemps des quatre lettres qu’il arborait jadis fièrement, se remémore sans doute du haut de ses 45 mètres l’époque bénie où ses 600 000 litres alimentaient la ville et une usine à glace. Le bâtiment le plus pimpant est sans doute l’église, construite après que l’entreprise américaine soit partie en 1945, puisque son fondateur interdisait la présence de congrégations religieuses.
Depuis la tentative ratée de Fordlandia, les constructeurs automobiles ont depuis longtemps abandonné toute idée d’intégration verticale, faisant de plus en plus appel aux sous-traitants, une tendance qui va d’ailleurs sans doute s’amplifier avec la montée en puissance des véhicules électriques. En admettant qu’il y ait une conclusion à tirer de cette incroyable histoire, c’est sans doute qu’il faille laisser aux Brésiliens eux-mêmes la conquête de leur territoire amazonien. A moins que… J’apprends ce matin même que le gouvernement brésilien a signé un accord avec son homologue américain, visant au développement et à la préservation de l’Amazonie sur la base d’initiatives privées.
Un goût de revenez-y ?
Jean-Philippe Thery