20/07/2023
Fumer la moquette
Par Jean-Philippe Thery
Aujourd’hui, je vous parle de têtes chercheuses. Dont les trouvailles laissent cependant à craindre que leurs propriétaire n’aient inhalé des trucs pas très sains...
Connaissez-vous la "motonormativité" ?
Un vocable désignant "les biais culturels et inconscients qui façonnent notre vision des impacts de la voiture, selon les hypothèses que l’on a sur sa place dans la mobilité actuelle et future". Ça a l’air d’autant plus savant que c’est issu d’un document intitulé "Motonormativity : How social norms hide a major public health hazard" (Motonormativité, comment les normes sociales cachent un danger majeur pour la santé publique), et que c’est publié par des gens se réclamant ni plus ni moins que d’établissements prestigieux ayant pour nom "Swansea University", "Bristol Business School of Business", University of the West of England, ou "Transport Research Institute" de l’ "Edinburgh Napier University".
J’ai trouvé ce truc-là sur réseau social, dans la publication d’un chercheur "sur la transition énergétique des transports". Et ça ressemble furieusement à quelque chose qu’on a intérêt à mémoriser pour briller à l’occasion d’un dîner en ville, à condition toutefois de s’y rendre à pied, à cheval ou à vélo, mais surtout pas en voiture. Parce que - vous l’aurez sans doute deviné- les auteurs de ce document ne sont pas vraiment fan d’une automobile qu’ils considèrent et décrivent exclusivement comme source de nuisances. Des méfaits listés à la Prévert -qui aimait pourtant la bagnole, lui qui composa en 1958 un joli poème sur les 24 heures du Mans- allant de l’accidentologie routière au diabète de conducteurs réputés en manque d’exercice, en passant par la pollution de l’air, le bruit, les dérèglements climatiques, l’occupation de l’espace urbain et je ne sais quoi encore. Autant de catastrophes dont les innombrables victimes se comptent non seulement parmi les occupants de ce qui s’apparente à une véritable chariote du diable, mais aussi parmi les malheureux qui ne l’utilisant point, n’en subissent pas moins les désagréments.
S’agissant de ces derniers, voilà qui n’est d’ailleurs pas sans rappeler les mécanismes du tabagisme passif, par lequel les fumées toxiques de la cigarette affectent aussi ceux qui ne l’allument pas. Et ça tombe bien puisqu’il est justement question de nicotine dans la démonstration de cette proposition théorique, qui voit dans l’automobile l’équivalent motorisé d’une Gauloise sans filtre (à particules, évidemment). Une argumentation de hautes volutes -de fumées bien sûr- dont votre serviteur, avec le sens du sacrifice qui le caractérise quand il s’agit d’informer les fidèles d’Autoactu.com- s’est infligé la lecture jusqu’à la lie en récupérant le pdf de 19 pages où elle se niche. Mais avant de vous en livrer la teneur, permettez-moi de suggérer à ceux d’entre vous qui me lisent au petit déjeuner - nombreux semble-t-il parmi mes lecteurs- qu’ils cessent avant de poursuivre toute activité mandibulaire, tant il me déplairait d’être tenu responsable d’une fausse route. Quant aux autres, je ne puis que leur conseiller d’être bien assis.
Tout commence par une enquête, puisque nos chercheurs-sachant-chercher ont sondé le citoyen lambda, sous la forme d’un échantillon de 2.500 individus. Lesquels ont donc aimablement été priés de se prononcer sur une série de cinq propositions, selon une échelle sémantique (du genre "Tout à fait d’accord, d’accord, neutre, pas d’accord, pas d’accord du tout"), chacune d’entre elles étant déclinées en deux variantes, l’une ayant trait à l’automobile et l’autre pas. Par exemple : « Il est inutile d’attendre des gens qu’ils conduisent moins, la société doit juste accepter toutes les conséquences qui en découlent » en regard de "Il est inutile d’attendre des gens qu’ils boivent moins d’alcool, la société doit juste accepter toutes les conséquences qui en découlent". Bien sûr, ces variantes étaient séparées l’une de l’autre, et mélangées à différentes autres phrases.
Je vous épargne la liste complète -même courte- des différentes propositions, nos chercheurs eux-mêmes ayant choisi d’étayer l’essentiel de leur argumentation par celle dont le résultat leur a paru le plus significatif. 75% des interviewés ont ainsi indiqué leur accord avec l’idée selon laquelle "Les gens ne devraient pas fumer dans les zones densément peuplées où d’autres personnes respirent leurs fumées de cigarette", alors qu’ils n’ont été que 17% à considérer que « Les gens ne devraient pas conduire dans les zones densément peuplées où d’autres personnes respirent leurs gaz d’échappement». Si vous ne voyez pas le rapport, rassurez-vous, nos scientifiques en herbe -encore faudrait-il savoir laquelle- l’ont établi pour vous. C’est ainsi qu’ils concluent brillamment à l’existence d’un double standard éthique chez John et Jane Do (équivalents britanniques de nos messieurs et mesdames Tout-Le-Monde), selon lequel l’automobile est considérée comme indispensable alors que la cigarette est réputée inutile. Voilà qui explique selon eux pourquoi on sous-estime les effets néfastes de l’automobile sur la santé. CQFD.
Ou pas. Parce que là, je ne sais plus si je dois rire ou tousser, ni où donner de la tête devant une telle accumulation de biais méthodologiques. Passons donc sur le recours à l’une de ces plateformes en ligne rémunérant les participants d’études en série sur des sujets divers et variés. Passons encore sur le fait que les auteurs ont choisi à dessein d’utiliser principalement une des réponses à l’appui de leur démonstration, même si ça ressemble furieusement à du "cherry-picking". D’autant plus, et c’est proprement sidérant, que ceux-ci admettent explicitement avoir rédigé les interrogations en fonction du résultat souhaité lorsqu’ils indiquent que "De toute évidence, nous avons utilisé des questions dans cette étude qui, selon nous, auraient de bonnes chances de démontrer une différence entre la façon dont les problèmes liés à l'automobile et les autres étaient perçus". Voilà qui a au moins le mérite de la franchise, s’agissant ni plus ni moins d’user ouvertement du biais de confirmation en guise de méthode.
Evidemment, on soulignera le caractère hasardeux d’une comparaison sur laquelle les répondants ne sont pas invités à se prononcer explicitement entre cigarette et automobile, comme l’interprétation malicieuse du résultat supposé, puisqu’usant de ce qu’autant considèreront comme un minimum de bon sens, les personnes enquêtées semblent considérer la voiture comme un objet plus utile que la clop. Autant d’éléments qui m’amènent à me demander comment les membres du Comité d’Ethique de l’Université de Psychologie de Bath, qui ont validé ce que je n’ose qualifier de méthodologie, ont pu se laisser enfumer à ce point.
Mais au-delà des procédés, l’interprétation des résultats de cette pseudo-étude montre surtout l’immense mépris de ceux qui l’ont commise, non seulement à l’encontre des répondants mais aussi de la gente automobile dans son ensemble. Si ces derniers sont, comme le soulignent cette fois notre chercheur-posteur national, 72% à utiliser leur voiture pour les trajets domicile-travail, ce n’est pas parce qu’ils en ont besoin, mais parce qu’ils sont dans l’erreur en choisissant de se conformer au modèle social dominant de l’automobile. Plus effrayants encore, les inévitables commentaires accompagnant la publication en question laissent clairement apparaître que pour certains, si nos concitoyens ne délaissent pas rapidement leur engin diabolique pour se déplacer, il n’existera bientôt pas d’autre solution que de les contraindre à marcher, pédaler ou emprunter les transports en commun. Dans la famille de Kim Jong-un, passez-moi l’écolo de service.
Autant vous dire que je me demande comment certains ont pu arriver à un tel niveau de détestation de l’automobile. Un objet encore récent dans l’histoire de l’humanité, qui a concrétisé son rêve entretenu pendant des siècles de s’affranchir de la traction animale, et que nous devons à des chercheurs qui trouvaient, comme Beau de Rochas, Etienne Lenoir, Karl Benz et même -horreur !- Rudolf Diesel. Les mêmes chercheurs qui ont permis et permettent encore aujourd’hui d’obtenir les résultats que l’on sait en matière de dépollution, contribuant -contrairement à ce que laissent entendre certaines assertions soigneusement diffusées- à ce que l’air de nos villes soit meilleur qu’il n’a jamais été. Ce d’autant plus que nos cités sont depuis plusieurs décennies débarrassées des émanations provenant du chauffage au charbon et des cheminées d’usine, sans commune mesure avec celles que nous connaissons aujourd’hui.
Et de poursuivre mes interrogations : Par objet roulant interposé, ces drôles de gens, créateurs de néologismes douteux et adeptes de l’auto(mobile)-flagellation, ne se détestent-ils pas au fond eux-mêmes ? Est-il possible qu’ils ne supportent plus le bien-être -certes encore très perfectible mais d’un niveau sans doute jamais atteint auparavant- que nous connaissons dans les sociétés occidentales ? Sont-ils las de cette liberté sans équivalent dont nous jouissons, au point de réinventer les raisons de la limiter -voire l’empêcher- par des mesures dignes de ces autocraties dont nous pensions pourtant nous être affranchis ?
Voilà sans doute un sujet d’étude pour de vrais chercheurs en psychologie ou sociologie. Mais en attendant qu’ils rendent leurs conclusions, je vais en rester là.
Sinon, vous allez penser que moi aussi, j’ai fumé la moquette…