04/03/2021 - #Renault , #Alpine , #Nissan , #Peugeot
Eloge du Nouveau Normal
Par Jean-Philippe Thery
C’est d’une voiture française et d’une japonaise dont je vous parle aujourd’hui, et de leur rapport au "Nouveau Normal", d’hier et d’aujourd’hui.
J’ai tout de suite senti que quelque chose clochait.
C’est que dans la culture chinoise, on ne se touche pas entre inconnus. J’en ai donc été quitte pour me confondre en excuses par traducteur interposé auprès de la jeune femme dont l’épaule avait subi l’assaut de la mienne, laquelle me laissa à entendre par un sourire de circonstance que j’étais pardonné.
De fait, c’est à hauteur de carrure qu’on est principalement gêné aux entournures quand on voyage à trois à l’arrière des berlines, ou autres. Mais c’est en mode "sans contact" que je dû poursuivre mon explication du siège central coulissant à l’arrière du Scénic, permettant justement d’éviter le genre de promiscuité désagréable qui avait fait réagir mon interlocutrice, en décalant son occupant de quelques centimètres vers l’avant. Dans les jours qui suivirent, les hôtesses d’accueil dont faisait partie ma "victime" reproduisirent sans le moindre incident la même démonstration auprès des participants de l’étude nous permettant de recueillir leur avis sur le modèle exposé.
Comme partout ailleurs, le Clinic-Test réalisé à Taïwan fut un succès sans équivoque. Quel que soit le pays, la maquette de J64 (nom de code du Scénic de première génération) fit d’ailleurs péter les compteurs de nos batteries habituelles de questions auprès de clients potentiels soigneusement sélectionnés pour leur appartenance à des cibles "familiales au budget contraint". Quant à ceux que nous prîmes le temps d’interroger "en quali" lors d’interviews en profondeur, ils ne tarirent pas d’éloges sur les vertus de l’objet qu’ils avaient sous les yeux. Bien plus qu’un simple Espace en réduction, celui-ci n’avait selon eux rien perdu de son intelligence de conception en se mettant à la portée de leur compte en banque, et correspondait en tout point au modèle qu’ils appelaient de leurs vœux depuis la mise sur le marché du grand monovolume de la marque, une dizaine d’années plus tôt.
Le temps de la commercialisation venu, les rapports de vente confirmèrent les résultats des études, dépassant rapidement les prévisions les plus optimistes du constructeur de Boulogne-Billancourt l’obligeant à revoir sa capacité de production à la hausse. En 1998, dès la deuxième année pleine de ventes, le monospace compact au losange dépassait les 250.000 unités en Europe avant de franchir le seuil des 300.000 en 2004. Durant ses premières années de vie, le Scénic devint ainsi la coqueluche des "jeunes familles actives", expression qui dépassa rapidement le statut de cliché à force d’être éculée par les marqueteurs de tout poil. Quoi qu’il en soit, on exulta pendant longtemps dans les couloirs feutrés du siège de l’ex-régie, au point que certains de ses stratèges n’hésitèrent pas à prédire sans nuance une fin aussi proche qu’inéluctable pour les berlines.
Oui mais. Le double-décimètre ne constitue pas le meilleur des instruments pour dessiner des courbes de vie produit, dont la nature même finit par les faire céder à l’infléchissement. Si le J64 eut droit à 2,8 millions de copies dans le monde entre 1996 et 2003, le J84 qui lui succéda dû se contenter de 1,3 million d’exemplaires face à une concurrence il est vraie accrue. Quant à la troisième mouture, elle resta loin du million à un peu plus de 600.000 unités, un chiffre que l’actuelle génération -qui pourrait bien constituer celle de trop malgré son esthétique plutôt réussie- n’est pas sûr d’atteindre, même si on nous dit qu’elle sera maintenue sous perfusion jusqu’en 2024.
Alors que s’est-il passé ?
Eh bien il faut reconnaître que ce brave Scénic a fini par se ringardiser. Celui qui incarnait le choix de la modernité face aux caisses-à-papa traditionnelles à son lancement en 1996, est devenu progressivement aussi planplan que les familiales traditionnelles qu’il prétendait remiser dans les archives de l’histoire automobile. Inutile d’ailleurs d’expliquer qui fossoya le tombeau des monospaces : même les néophytes savent qu’il a de grandes roues, une garde au sol surélevée et des habillages plastiques lui donnant une gueule de baroudeur.
J’endosse d’ailleurs ma modeste part de responsabilité dans ce process. Lorsque je m’occupais de la gamme 4x4 chez Nissan France au tout début de ce siècle, les mailings que nous envoyions alors encore sur papier pour promouvoir le X-Trail "targettaient" immanquablement les possesseurs de Scénic en phase de renouvellement. Sans savoir qui de l’œuf ou de la poule, il n’en reste pas moins que 20% des acheteurs du SUV vedette de la marque japonaise étaient constitués d’ex-propriétaires du monospace français. Malgré une version 4x2 du X-Trail au tarif plus avantageux, ceux-ci empruntaient néanmoins l’ascenseur social automobile en consentant un effort financier accru pour changer de catégorie. Or, bien qu’appartenant à l’Alliance, Nissan n’allait néanmoins pas tarder à accentuer la pression sur la marque au losange.
A l’époque, la responsabilité du Qashqai échut à mon collègue des VP. Sans doute par une logique de compensation bien compréhensible, après avoir fait bosser l’infortuné sur l’inintéressante Tiida, à laquelle il tenta désespérément pendant des mois de trouver le moindre attrait pouvant constituer un début de commencement d’"USP" (Unique Selling Point). De tout ma vie de marqueteur dans l’automobile, je crois n’avoir jamais vu un chef de produit aussi heureux que lorsqu’on lui annonça que le lancement de la terne berline était annulé. Mais la raison officielle, c’est que le Qashqai avait été conçu comme une alternative à l’Almera.
Rassurez-vous, Personne ne vous en voudra si l’objet ne vous dit rien. Il faut dire que l’Alméra était d’une telle insipidité, que j’ai toujours imaginé qu’il était possible de l’abandonner sur un parking de supermarché et de rentrer chez soi à pied après avoir oublié qu’on était venu en voiture. Un phénomène d’autant plus plausible eu égard à l’âge moyen pour le moins avancé de ses acquéreurs. Or, c’est justement cette "fadeur extrême" qui poussa les product planners de Tokyo à concevoir un produit de contournement pour concurrencer les berlines du segment C, genre Golf (ou Mégane). Une réflexion dont on sait combien elle porta ses fruits, même si par une bizarrerie que je ne m’explique toujours pas, Nissan jugea utile de commercialiser par la suite une Sunny, fille pas très spirituelle de l’Alméra, qui ne trouva évidemment pas grand monde pour lui dire "I love you".
Mais revenons au Qashqai, que Nissan qualifie encore aujourd’hui de "Crossover". Une appellation qui paraît moins distinctive de nos jours alors que les SUV descendent de leur garde-au-sol piédestal et berlinisent le design de leur carrosserie, mais qui prenait tout son sens à son lancement en 2007, quand les descendants du 4x4 trimballaient encore un look cunéiforme et une transmission intégrale pour une proportion significative d’entre eux. C’est d’ailleurs le Murano qui constitua l’inspirateur du Qashqai, modèle qui avait inauguré la catégorie autant que le vocable, à tel point que le slogan retenu pour la campagne de lancement en France fut tout simplement : "Murano, le Crossover". Un mot d’autant mieux choisi que les deux modèles résultent effectivement d’une manipulation génétique consistant en l’accouplement (ou croisement) d’un SUV et d’une berline.
Et celui-ci est parfaitement légitime n’en déplaise à certaines âmes au puritanisme verdoyant. D’autant plus que contrairement à une idée reçue (la leur), l’architecture haute permet de concevoir des voitures plus compactes. En verticalisant la charge humaine autant que les bagages, il est en effet possible d’offrir un volume intérieur proche ou équivalent à celui d’un modèle du segment au-dessus, phénomène expliquant grandement la disparition des berlines du segment D (type Renault Laguna ou Peugeot 406) au profit précisément de modèles "hauts" du segment C. A moins bien sûr de considérer comme certains n’hésitent pas à le faire que près de 40% des acheteurs de véhicules neufs en Europe sont dans l’erreur.
En attendant, ces derniers profitent également d’un avantage en accessibilité trop rarement évoqué alors que les voitures ont conséquemment poussé en largeur, la dimension de loin la plus embêtante en milieu urbain. Les voitures hautes justifient donc à nouveau l’expression "monter en voiture", périmée durant des années quand Simone "descendait" dans sa berline ou -pire encore- son coupé. Quant à certains mordus de bagnoles pratiquant eux aussi le bullying à l’encontre des SUVs, CrossOvers et assimilés, ils auront beau arguer d’un centre de gravité plus élevé que celui d’une voiture basse, ils n’empêcheront pas les modèles actuels d’en remontrer en la matière à un certain nombre de sportives que les moins de 20 ans ne peuvent pas connaître. Même si évidemment -ne me faites pas dire ce que je n’ai pas écrit- la conduite d’un Qashqai n’est pas celle d’une Alpine.
Toujours est-il que personne n’y trouva à redire lorsque les monovolumes furent lancés en prenant de la hauteur, au contraire des SUV, sans doute en raison de leur -plus en plus lointaine- ascendance, laquelle remonte tout de même aux calandres grecques des Jeeps de la Seconde Guerre Mondiale. J’en déduis que ce qui gêne les fustigeurs de service ne réside pas tant dans une hauteur qu’ils seraient bien en peine de normer, mais dans l’imaginaire "aventurier" volontiers associé à la catégorie, même si en l’espèce, on est tout de même plus proche du Zoo de Thoiry que des plaines du Serengueti. Il y a d’ailleurs fort à parier qu’une écrasante majorité de ceux appartenant aux tribus "Qashqai" résidant dans les provinces du Fars, d’Ispahan et de Bushehr en Iran n’a vu de logo Nissan autre que celui des Patrol produits localement jusqu’en 2002 par Pars Khodro, sans même imaginer qu’il décore la calandre d’un modèle dont ils ont inspiré le nom.
Quoi qu’il en soit, les chiants aboient et les caravanes (ces processions constituées d’animaux d’architecture haute) passent. Nissan vient donc de lancer la troisième génération du Qashqai, à l’esthétique à la fois modernisée et très reconnaissable, et un intérieur marquant un progrès très notable en contenu technologique et qualité perçue, corrigeant ainsi ce qui constituait la principale faiblesse de la version antérieure. Ajoutons encore qu’histoire d’être dans l’air du temps sans particules, que les motorisations alimentées au gazole disparaissent, remplacée par un système d’hybridation inédit baptisé "e-power" dans lequel la mécanique thermique produit l’énergie alimentant le moteur électrique qui assure lui-même la propulsion, ou plutôt la traction (en un mot comme en deux). L’engin paraît donc équipé pour affronter une concurrence qu’il a contribué à créer, et je ne doute pas un seul instant qu’il s’agisse d’une excellente voiture, méritant les mêmes éloges que recueillaient déjà ses devancières.
N’étant plus chef de produit, je m’en tiendrai d’ailleurs là sur la fiche technique. En revanche, ma condition de chroniqueur m’oblige tout de même à me poser une question. Après avoir largement contribué à la mort des monospaces, le Qashqai et ceux de son espèce constituent désormais une sorte de "Nouveau Normal", une forme d’aboutissement après des années d’évolution génique particulièrement adaptée au transport des familles, qu’elles soient actives ou pas. Est-ce à dire pour autant que celle-ci n’est pas menacée de disparition ? Rien n’est moins sûr.
Et si je faisais partie des stratèges de Yokohama (ils sont depuis partis de Tokyo) en charge de planifier la quatrième génération du Qashqai, je me poserais forcément la question, considérant que dans "Nouveau Normal", il y a deux substantifs susceptibles d’obsolescence.
Même si en l’absence de résultats d’études de marché, j’avoue n’avoir pas trouvé la réponse.