29/02/2024 - #Renault , #Bmw , #Ferrari , #General Motors , #Lotus , #Porsche
Effet de levier
Par Jean-Philippe Thery
Aujourd’hui, c’est d’un jeu de main à l’ancienne dont je vous parle, mais qui n’avait rien de vilain…
"Elle a les pédales d’une voiture de course, vraiment rapprochées. Alors c’est probablement plus facile pour une femme de la conduire, parce qu’elles ont de petits pieds."
Vivian n’avait pourtant vraiment pas à se justifier d’avoir pris le volant de la Lotus empruntée par Edward Lewis à son avocat. "Ma première voiture était une limousine", lui avait avoué quelques instants auparavant l’élégant businessman, bien content d’avoir trouvé sur Hollywood Boulevard quelqu’un pour lui indiquer son chemin, et qui sache surtout manipuler une boite manuelle. Un jeu d’enfant pour la native de Milledgeville en Géorgie, qui avait appris à conduire sur du "heavy metal", autrement dit les vieilles Corvette et Mustang de prétendants qui cherchaient à l’épater.
Ceux d’entre vous qui ont assisté à Pretty Woman se souviendront que l’histoire interprétée par Julia Roberts et Richard "Gear" se termine -évidemment- en happy end. Les autres n’ont pourtant pas à craindre de spoiler, puisque le seul qui m’intéresse ici est celui de la Lotus Esprit SE qui a provoqué leur improbable rencontre, et que la marque britannique avait confié à la production. Tout ça parce que Ferrari et Porsche d’abord pressenties avaient refusé d’associer leur image à celle d’une jeune femme qui pour afficher des mœurs légères, ne s’en montra pas moins bien sur tous rapports une fois au volant. Un choix par défaut, donc, mais dont les responsables de Lotus n’eurent pourtant qu’à se féliciter. Il se dit en effet que 1990 fut la meilleure année du constructeur aux Etats-Unis, l’apparition de la sportive à l´écran ayant produit un véritable effet de levier sur les ventes, surtout avec l’aide d’une Julia ayant su faire preuve d’Esprit…
Evidemment, toutes les toutes premières fois ne sont pas forcément auréolées d’un climat romantique hollywoodien. En ce qui me concerne, ça s’est passé sur un parking désert aux commandes de la Renault 5 de l’ami Cyril, soumise avec son accord aux mauvais traitements que les novices imposent habituellement aux transmissions mécaniques. J’ai tout de même évité la salade de pignons, ayant compris d’emblée comment sélectionner la première à l’aide de la commande émergeant du tableau de bord -il s’agissait d’une des premières versions- me contentant de caler trois ou quatre fois avant de mettre l’auto en mouvement. Après des années à prendre son pied gauche sans plus y penser, on a tendance à oublier que doser l’effort d’une pédale à la remontée n’est pas exactement la chose la plus évidente au monde.
En revanche, j’étais fin prêt quelque années plus tard, quand l’ami Axel a bien voulu me laisser conduire sa Ferrari F355 Berlinetta, dans les environs du Touquet. Et si mon pied gauche n’a pas retenu grand-chose de cette fabuleuse expérience, ma main droite se souvient avec émotion de la courte tige métallique surmontée d’une boule d’inox poli, émergeant de la grille de sélection en aluminium sur laquelle elle claquait à l’engagement des rapports. Et tant pis si je viens d’allumer le voyant d’alerte des poncifs liés la marque, tant cette séquence-là évoque ce qu’on peut éprouver quand on change les vitesses sur un mode "artisanal".
Une satisfaction que nous sommes nombreux à ressentir, mais pour le moins étrange puisqu’il s’agit de manipuler la commande d’un mécanisme destiné à compenser une faiblesse chronique des motorisations à combustion interne. Contrairement à leur équivalent électrique, celles-ci n’acceptent en effet de délivrer leur Newton-mètres de couple qu’au prix d’une montée en régime, obligeant donc à démultiplier leur effort pour mettre un véhicule en (é)motion. Ce n’est donc pas pour faire plaisir à son conducteur que l’automobile est née pourvue de trois pédales alors que celui-ci n’a que deux pieds, pas plus que le levier de vitesse ne visait à divertir une main droite déjà fort occupée -comme l’autre- à contrôler le volant de direction. Surtout si l’on se rappelle que ceux du début XXe, non content de solliciter bi et triceps, comportaient en outre des réglages de richesse et d’avance à l’allumage, requérant l’un comme l’autre un savoir-faire qu’il fallut alors bien inventer. Rien d’étonnant donc à ce que la conduite des premières voitures automobiles ait été affaire de spécialiste, les "chauffeurs" voyant à cette occasion leur domaine de compétence s’élargir de la locomotive à celui de la locomotion individuelle.
Mais rongeant sans doute son frein aux places arrière, l’automobiliste a très vite pris le pas -ou plutôt le tour de roue- sur le professionnel, en assumant lui-même le contrôle de sa machine. Et sans doute est-ce précisément de contrôle dont il est question, quand il s’agit de dominer une machine d’une telle complexité qu’elle comporte plus de commandes destinées à sa mise en mouvement que son conducteur ne compte de membres. Ce n’est d’ailleurs pas le moindre des paradoxes que s’exerce au mieux la domination de l’homme sur la machine quand celui-ci fait justement corps avec cette dernière, au point de devenir lui-même machine, autrement dit quand il exécute sans les penser des gestes …machinaux.
Des mouvements dont il faut bien admettre qu’ils comportent leur part d’esthétique. Parce que c’est beau un homme -et plus encore une femme- conduisant une auto, quand il (ou elle) exécute la gestuelle d’une chorégraphie dictée par ce destin à court terme qu’on qualifie de destination. Et s’il parait logique dans ce roue-de-deux à deux d’indiquer à la machine la direction et l’allure qu’elle doit emprunter, le changement de vitesses y ajoute indubitablement un attrait supplémentaire, particulièrement quand il s’agit d’exécuter l’ensemble de manière parfaitement synchronisée. Du moins pour les plus habiles qui par la fluidité de leurs actions parviennent à éviter les soubresauts inutiles. Des esthètes, qui pour certains loin de s’ignorer se laissent parfois aller à quitter la route des yeux le temps d’un regard subreptice sur la main engageant un rapport.
Mais ce genre de lyrisme mécanique n’est plus au goût du jour, depuis que les "boîtes auto" ont pris la main sous prétexte de la libérer, ce que Franck Weber s’est récemment chargé de nous rappeler dans l’interview qu’il a concédée à Quattroruote. "C’est fini", a en effet déclaré l’un des membres du conseil d’administration de BMW dans les colonnes du magazine Italien. Au terme d’une résistance plus qu’honorable, la vénérable firme bavaroise a en effet jeté l’éponge, et ne proposera bientôt plus de boîte manuelle sur ses modèles, après avoir pendant des années construit sa réputation sur le plaisir de conduite. Mais avant que vous ne jetiez la pierre à Franck, sachez que ce sont les clients qui en ont ainsi voulu, avec des taux de prise désormais trop faibles pour justifier les coûts de développement d’une transmission manuelle.
Le plus étonnant dans cette histoire est sans doute le temps qu’il aura fallu pour en arriver là, si on songe que General Motors introduisit dès 1939 la première boite automatique produite en grande série avec l’hydramatic, et que l’usage principal de l’automobile particulière consiste à "navetter" en milieu urbain, là où les séances répétées d’embrayages ôtent tout agrément à une automobile proche de l’immobile. Mais une fois encore, inutile de nous plaindre puisque les automobilistes d’aujourd’hui en ont décidé ainsi.
Il n’empêche : si on tournait de nos jours un "remake" de Pretty woman, l’actrice incarnant Vivian pourrait encore exercer ses talents de conductrice à bord d’une Lotus à boîte manuelle, en choisissant l’Emira V6 First Edition.
Mais pour combien de temps encore ?