22/09/2022 - #Buick , #Dodge , #General Motors , #Ford , #Cadillac , #Chevrolet , #Ram
Conceptuel
Par Jean-Philippe Thery
Aujourd’hui, c’est une chronique conceptuelle que je vous propose, même si ce que j’ai vu il y a quelques jours était bien réel…
Je crois qu’il y avait une Aventador d’un beau violet nacré, et j’ai brièvement vu la BB512 exposée pas très loin d’une F40. Mais en dehors de la 330GTC noire et des deux Espada qui ont brièvement accroché mon regard, je me suis fichu des Fezza et Lambo comme de mon premier ticket de stationnement. Je crois bien qu’il y avait aussi une Aston-Martin DB11. Je crois…
Il y a des jours comme ça, où ce qui constituerait normalement l’exception se trouve relégué au second plan, comme dimanche dernier, au Detroit Institute of Art (DIA), à l’occasion du Concours d’Elégance. Des jours où un kid de la French middle-class se retrouve nez-à-nez avec ce qu’il croyait ne jamais pouvoir sortir des pages de magazines automobile en provenance des States qu’il s’achetait avec l’argent péniblement gagné au fast-food de la même origine. J’étais en train de photographier un exemplaire de la septième génération de la Ford Mustang lancée la veille, quand l’une d’entre elles est apparue dans le coin supérieur de l’écran LCD.
La Buick Y-Job de 1938, tout premier concept-car dans l’histoire de l’automobile.
En regardant au-dessus de l’écran pour m’assurer que je n’étais pas le sujet d’une hallucination, m’est apparue qui lui faisait face la Buick Le Sabre (prononcer "Le Saybeur") de 1951. Imaginez l’amateur d’art découvrant réunis dans un même lieu la Vénus de Milo et le Michel-Ange de David à quelques centimètres l’un de l’autre sans qu’aucune barrière ni foule trop dense ne fasse obstacle aux prises de vues. Je me suis d’ailleurs empressé de les photographier en replongeant le nez dans mon téléphone intelligent, shootant frénétiquement les deux objets improbables qui se trouvaient devant moi, comme s’ils allaient disparaître d’une seconde à l’autre. Et puis je me suis rappelé la vraie vie, celle dans laquelle l’émotion n’est pas filtrée par des pixels, afin de les observer de mes pupilles sans doute dilatées par l’incrédulité. C’est qu’était en train de se produire un truc inimaginable, puisque je voyais "in the metal" celles dont je n’avais jamais imaginé qu’elles puissent exister autrement que sur papier glacé. De véritables sculptures, deux chefs d’œuvre capables de mouvement. Et de ça, Michel-Ange et Venus ne peuvent en dire autant.
D’ailleurs, Harley Earl roula à leur bord au quotidien.
Né le 22 novembre 1896 à Hollywood, Harley Jarvis Earl vit son père carrossier accompagner la transition de la voiture hippomobile à celle mue par des chevaux vapeur. Une ascendance suffisamment inspirante pour qu’il abandonne des études entamées à l’université de Stanford afin de rejoindre le paternel et l’aider à construire les modèles d’automobile exclusifs qu’il livraient à la clientèle fortunée du coin. Bon, je vous avance la pellicule de celluloïd en accéléré, et on retrouve notre homme à la tête du tout premier département de style constitué par un constructeur automobile, la General Motors ayant alors décidé qu’il valait mieux ne confier l’esthétique de ses autos ni aux ingénieurs, ni à des sous-traitant extérieurs.
On doit à Harley pas moins que l’usage de la clay pour réaliser les maquettes de futurs modèles, les ailerons qui ont poussé dans les fifties à l’arrière des berlines américaines, le style de la Corvette, des recherches visant à améliorer le camouflage des avions de chasse en temps de guerre, et l’invention du concept d’obsolescence programmée, destinée à faire vieillir prématurément le style des modèle par l’introduction d’évolutions esthétiques à chaque nouvelle année-modèle (en non pas la fabrication d’objets à durée de vie limitée comme le veut l’usage dévié de ce vocable depuis quelques années).
Et bien sûr, Harley Earl inventa aussi le concept-car. En d’autres termes, une auto non destinée à la production en série, ayant pour unique vocation d’exposer aux yeux du grand public le résultat de travaux exploratoires en matière de style et/ou d’évolution technologique, dont l’apparence souvent extrême et/ou futuriste justifie l’appellation alternative de "dream-car". Et ce fut précisément la Y-Job qui inaugura le genre, dont je vous fiche mon billet que personne ne la découvrant qu’aujourd’hui serait capable d’imaginer sa date de naissance. L’auto paraît en effet tout droit sortie des sixties, époque à laquelle les modèles de série estampillés Buick étaient encore influencés par certaines des solutions de style qu’elle proposait, sans compter que la calandre au motif inspiré d’une cascade orne encore de nos jours la face avant des modèles de la marque.
Ajoutez à cela un contenu technologique bluffant pour son temps, à base de feux escamotables électriquement, poignées de porte affleurantes, vitres électriques et pare-chocs enveloppants. Autant d’éléments dont Harley Earl profita largement, puisqu’il fit de la Y-Job sa voiture de fonction pendant plusieurs années, après bien sûr qu’elle eut rempli ses obligations de star en s’exhibant largement. Un usage "daily" rendu possible par les soubassements d’un modèle de série, ainsi qu’un huit-en-ligne de 320 pouces cube, ou 5,2l si vous préférez.
Il la remplaçât par la "Le Sabre" en 1951, dont l’impact sur le style de la production américaine de l’époque s’avérât plus important encore que celui de la Y-Job. Il faut dire que la guerre était passée par là et que les avions se prenant pour des fusées chassaient désormais par réaction. Et c’est précisément du style de ces nouveaux aéronefs que s’inspirait le concept-car, ce qu’il revendiquait jusque dans son nom emprunté au North-American F86-Le Sabre, premier avion de chasse associant la propulsion à réaction et les ailes en flèche. Les pacifistes d’entre vous seront sans doute rassurés d’apprendre que le surnom donné aux "dagmars", désignant les généreuses protubérances du pare-chocs avant rendait un hommage on ne peut plus explicite à l’anatomie bustière de Virginia Ruth Egnor, star de télévision dont c’était le nom de scène. Surtout s’ils feront semblant d’ignorer que l’appellation originelle d’obus ne laisse pas grand doute sur ce qui en a véritablement inspiré leur profil.
Laissons pourtant de côté les armes de séduction massive, puisqu’à l’instar de son aînée, la Buick Le Sabre disposait aussi d’arguments technologiques. Si un circuit électrique 12 volts n’impressionnera pas grand monde de nos jours -même si la moitié constituait alors la norme-, que dire de sièges chauffants ou d’un capteur de pluie activant la fermeture de la capote en toile aux premières gouttes ? Et si les phares cachés derrière un panneau obturant la fausse entrée d’air du "réacteur" constituent une redite plus originale de ceux de la Y-Job, on ne manquera pas d’admirer les mini-crics à commande électrique intégrés dans les pare-chocs, repris bien des années plus tard dans une version pneumatique par certains modèles de compétition. N’oublions pas enfin le premier V8 disposant d’un bloc tout alu, qui affichait 215 pouces cube de cylindrée. Un chiffre qui devrait mettre la puce à l’oreille des amateurs d’anglaise quand traduit en 3,5l qui se verront ainsi rappeler l’origine d’une certaine mécanique Rover, non sans que celle-ci ait d’abord investi le compartiment moteur de nombreuses Buick -évidemment- Oldsmobile et Pontiac.
Mais vous allez me trouver bien prosaïque avec mes boulons et rondelles, quand dans l’univers chic des voitures conceptuelles, on a surtout pour habitude de tenir salon. Si le tout premier d’entre eux eut lieu en 1898 au Grand-Palais à Paris, ce sont les Motoramas organisés exclusivement par la General Motors de 1949 à 1961 qui représentèrent sans doute le summum de ce qu’on peut faire en la matière. Le terme ne fut néanmoins utilisé qu’à partir de l’édition 1953-54 quand l’évènement devenu itinérant visita Miami, Los Angeles, San Francisco et Boston après l’étape initiale de New York, au prix d’une incroyable logistique impliquant pas loin d’une centaine de camions. Jamais sans doute dans l’histoire des "foires automobiles" n’ont été réunis en une seule exposition autant de concept-car aussi extraordinaires que la Buick Wilcat II, les Cadillac El Camino, La Espada et Park Avenue, les Chevrolet Nomad Station Wagon, General Motors Firebird XP-21, Oldsmobile Cutlass et F-88 et la Pontiac Bonneville Special. Et bien sûr, la Buick Le Sabre y trouva sa place, non sans avoir subi quelques modifications de détails.
De salon, il en fut justement question à Détroit la semaine dernière, avec l’évènement de la reprise, après deux éditions annulées en raison du Covid. Un retour pas si international que ça, puisque principalement soutenu par les "Big Three", mais aussi le Président ou POTUS, comme on dit en ces temps où on acronymise à tout va. Mais ne boudons pas notre plaisir grâce aux concept-cars présentés par Dodge avec sa Charger Daytona SRT électrique capable d’atomiser une Hellcat de 717 cv, ou Lincoln qui nous livre sa vision du futur du luxe automobile avec une L100 faisant tout de même référence au modèle "L" lancé par la marque il y tout juste 100 ans, alors qu’elle n’avait que trois ans mais se faisait déjà racheter par Ford.
Et puis surtout, il y avait la Buick Wildcat. Un nom lui aussi puisé dans le passé, dont les premières itérations débutèrent précisément sur les podiums tournants des Motoramas, avant de donner dans la série une dizaine d’années plus tard. Quant à la mouture 2022, c’est tout de même un objet bien étrange s’agissant d’un coupé 4 places hatchback de la part d’un constructeur qui n’affiche plus que des SUV dans sa gamme, et qui n’entend pas changer sitôt de stratégie produit. De plus, le dernier chat sauvage affiche le nouveau logo de Buick, alors qu’il est supposé préfigurer le thème stylistique de sa future marque Elektra 100% électrique. Ajoutez enfin à cela l’amusante bizarrerie que constitue le volant supposé renfermer des capteurs surveillant l’état physique et émotionnel du conducteur, déclenchant si besoin la fonction massage des sièges et/ou une séance d’aromathérapie, afin de réduire son niveau de stress. Un truc qui relève évidemment de la littérature sur une auto que l’actuel directeur du design de la marque n’utilisera certainement pas comme véhicule de fonction puisqu’étant dépourvue de tout élément fonctionnel. Mais peut importe puisque l’objet est beau, et que sa contemplation nous ramène aux plaisirs des premiers concepts qui n’avaient pas besoin de s’inventer d’excuses pour s’exhiber. Et qui sait, peut-être retrouvera-t-on cette Wildcat-là lors d’une édition du Détroit Concours d’Elégance de la fin du siècle…
Qui n’a pas connu Détroit ne sait rien de l’amour de l’automobile serais-je tenté de conclure au terme de de ce deuxième séjour, en paraphrasant Christian Bobin. En tout cas, il aura permis à l’ex-kid des eighties d’admirer pour de vrai deux de ses idoles conceptuelles d’une époque qu’il n’a pas connue, et dont il m’imaginait pas qu’un jour elles s’échapperaient des pages de catalogues dans lesquelles il les croyait enfermées à jamais.
Demain, je reprends l’avion, à réaction bien sûr mais sans ailes delta, contrairement à ce que le nom de la compagnie essaie de me faire croire. Rien que d’y penser, Détroit me manque déjà, même si un mail d’Air France vient de me confirmer les dates de mon prochain séjour.
Et qui sait ce qui m’attend encore, dans la capitale mondiale de l’automobile…