14/11/2024 - #Renault , #Nissan , #Peugeot , #Ford , #Chevrolet , #Ram , #Toyota
Cherry Pick(ing)-Up
Par Jean-Philippe Thery
Aujourd’hui, un, deux, trois, je vous emmène en ville, quatre, cinq, six, cueillir des cerises…
Il y a une vingtaine d’années, j’ai roulé en pick-up.
J’en suis absolument certain parce que le modèle avait une benne et qu’il était justement badgé "Pickup" sur le vieux continent, sans doute d’après une décision actée un jour de vacance du Comité appellation de Nissan Europe, alors qu’il était connu comme "Frontier" ou "Navara" en d’autres parties de la planète. Avec sa teinte orange-brun métal du plus bel effet, réhaussée par des équipements en finition gris métal, incluant un arceau de benne purement décoratif, des barres de toit qui ne l’étaient probablement pas moins et des marchepieds vraiment utiles, l’engin ne faisait pas vraiment dans le subtil. Une présentation et un accastillage justifiés par son appartenance à une série limitée "Hobie-Cat", dont je ne suis pas certain qu’elle ait eu un impact significatif sur les ventes de catamarans de loisir, mais qui m’aura au moins permis d’apprendre à orthographier correctement le nom du constructeur.
Si certains de ceux qui m’ont alors croisé à son volant ont pensé que je cherchais à compenser quelques centimètres -visible ou pas- me faisant défaut, ils ont eu le bon goût de rester coi. Avec presque 9,5 m² d’empreinte au sol dépassant la superficie de certains appartements à Hong-Kong -dont plus de 5 mètres rien que pour la longueur- je m’attendais en effet à ce que mon truck provoque des réactions, particulièrement en région parisienne où j’évoluais alors. Mais alors qu’un Pathfinder m’avait valu des autocollants anti 4x4 et qu’un simple X-Trail me donnait régulièrement droit à des regards ostensiblement désapprobateurs, mon Pickup ne me rendit que des éloges. Il n’était pas rare en effet qu’en le récupérant stationné dans la rue, je trouve un groupe d’admirateurs l’observant de près, lesquels ne manquaient jamais de me questionner sur ses caractéristiques. Bref, j’étais à deux doigts de commander une paire de Santiags et un Stetson pour incarner à fond mon rôle de Colt Seavers francilien, avant de me rappeler que nous ne gardions nos autos de fonction que durant 6 mois (si tu as regardé "L´homme qui tombe à pic" le dimanche après-midi sur TF1, c’est que tu es au moins aussi jeune que moi).
De toute évidence, les Chefs de produits de la marque roulent aujourd’hui différemment, puisque Nissan ne propose plus ce genre de carrosserie dans l’Hexagone. Et de nos jours, les propriétaires de ce type d’auto ont plutôt intérêt à trimballer un compresseur branchable sur l’allume-cigare -pardon, je veux dire la prise 12V- histoire de regonfler des pneus vidés dans la nuit par des militants ayant résolu de rendre la liberté à l’air qui y était retenu prisonnier. Aux victimes potentielles de cet acte courageux, je suggérais volontiers de remplir leurs boudins de protoxyde d’azote histoire de provoquer une réaction hilarante chez ces courageux moralistes. Mais il me paraît plus recommandable de laisser faire la justice, même si la condamnation à 300 euros d’amende récemment prononcée par la deuxième chambre du tribunal de police de Paris pour des faits similaires parait plutôt mansuète. Pas sûr que ça dissuade les candidats à la dégonflette, même si certains préfèrent désormais jeter l’opprobre sur les gros véhicules en toute légalité, en publiant par exemple leur photo sur les réseaux sociaux.
C’est le cas d’un magnifique RAM 1500 ayant dernièrement bénéficié des faveurs photographiques d’un activiste pro-vélo mais surtout anti-bagnole, alors qu’il étalait gentiment ses 5,92 mètres le long d’un trottoir parisien (le pick-up, pas l’activiste). Si je vous ai déjà parlé de celui dont les publication envahissent quotidiennement le mur de mon réseau social professionnel favori, à propos d’un sujet beaucoup plus grave (dans "Délit de SUV-gueule"), c’est aujourd’hui à sa faconde humoristique que je veux rendre hommage. Notamment quand il déclare à propos du véhicule en question que "La taille des voitures obèses est telle, qu’on ne voit même plus les piétons et cyclistes. Ils se déplacent entre des murs métalliques mortels. Et plus les voitures gonflent, plus les automobilistes se sentent obligés d’acheter des monstres pour se protéger des autres monstres. Voulons-nous cette ville monstrueuse pour nos enfants ? Pour nos aînés ? Pour nous ?"
Un texte caractéristique du style dystopique récurrent de son auteur, en illustration d’un cliché dont on précisera néanmoins que pris du trottoir, il ne laisse apparaitre que la tête et les épaules d’un cycliste passant derrière le RAM, puisqu’il pédale logiquement sur la chaussée. Je suggère donc à ses familiers d’offrir à notre militant pour son petit Noël un exemplaire de "De prospectiva pingendi", ouvrage publié dans la seconde moitié du XVe siècle par Piero della Francesca considéré comme un des traités fondateurs de l’Art de la Renaissance. Celui-ci lui permettra sans doute de mieux comprendre les principes fondamentaux de la perspective, particulièrement comment un sujet paraît plus petit que l’objet dont il est situé en aval sur une représentation en deux dimensions, sans nécessairement préjuger de la taille réelle de l’un ou de l’autre…
Mais revenons plutôt à l’essentiel, qui me paraît résider dans le commentaire d’une autre photographie du même objet à propos duquel notre homme proclame "Stop SUV ! Chaque fois que je dénonce les ravages des gros SUV dans nos villes, on me répond que ce genre de véhicules n’existe qu’aux États-Unis. Non Mesdames Messieurs, nous sommes en plein modèle américain : des centres commerciaux en périphérique et des monstres pour y faire des courses". En d’autres termes, notre activiste prend pour exemple le modèle full-size d’une marque américaine pas même régulièrement importée chez nous pour dénoncer l’invasion des centres urbains par les SUV. Passons sur le glissement sémantique en admettant que certains propriétaires utilisent leur pick-up comme ils le feraient d’un SUV, mais en rappelant tout de même que le tiercé dans l’ordre des ventes de la catégorie en France est constitué depuis le début de l’année des Peugeot 2008, Renault Captur et Toyota Yaris Cross. Autrement dit de modèles du segment B désignant des citadines polyvalentes, d’une longueur ne dépassant pas les 4,30, même s’il me faut bien reconnaitre que ça fait un peu long pour tenir dans les 6 pieds et 7 pouces (soit 195 cm) de la benne du RAM.
C’est que dans un esprit bucolique qui ne surprendra guère, notre vélocipédiste révolté pratique la cueillette aux cerises en milieu urbain en toutes saisons. Je fais bien sûr ici allusion au "picorage" ou "cherry picking" en anglo-saxon, autrement dit l’art de choisir les exemples ou données à faveur d’une argumentation, en ignorant soigneusement ceux qui pourraient les contredire. Certes, on peut transporter jusqu’à 2.000 livres de cerises avec un RAM (soit une grosse tonne), mais leur cueillette n’est pas le seul privilège de l`individu en question, puisqu’il n’est pas rare que les "SUV haters" aussi illustrent leur propagande par le visuel d’un énorme engin venu d’outre-Atlantique, à moins qu’ils ne préfèrent le très symbolique Range-Rover, qui s’il a au moins le mérite de favoriser les circuits courts et d’être disponible chez nous, n’en n’occupe pas moins une part de marché qui relève de la niche.
Les amateurs de rhétorique n’auront pas manqué d’identifier dans cette analogie fruitière le plus célèbre des biais cognitifs dit de "confirmation", consistant à sélectionner les informations alimentant les opinions, hypothèses, idées reçues ou préjugés de celui qui le pratique, en écartant soigneusement les autres. Mais j’en distingue d’autres dans l’obsession maladive que certains nourrissent à l’égard de ces "grosses voitures", entre les Biais d’attention (voir des gros SUV partout), d’attribution hostile (les conducteurs de SUV détestent forcément les cyclistes), d’intentionnalité (quand un conducteur de SUV coupe la route d’un cycliste, c’est forcément voulu) ou l’illusion de fréquence (le monde est envahi de gros SUV). Le cas échéant, Je laisse aux spécialistes le soin de compléter la liste.
Il est néanmoins rassurant de constater que la plupart des réactions à ces drôles de publication n’ont pas manqué de souligner leur outrance. Mais j’ai néanmoins été surpris de lire certains commentateurs, qui croyant sans doute prendre fait et cause pour le propriétaire inconnu du pick-up ainsi vilipendé, ont émis l’hypothèse qu’il en avait peut-être véritablement besoin, énumérant les cas d’usage possible entre le tractage d’un bateau ou le transport d’objets encombrants. Des réactions certes sympathiques, mais qui soulignent le caractère venimeux de la posture accusatrice, puisque validant implicitement l’idée selon laquelle l’acquisition non motivé de l’objet ne serait pas légitime.
Or, expliquez moi en quoi l’acheteur d’un pick-up -quel que soit sa taille- devrait plus qu’un autre justifier le choix de son véhicule . Imaginez par ailleurs qu’on applique cet logique-là à d’autres objets comme l’habitat, ou le caddie de supermarché. Devrai-je à l’avenir expliquer le nombre de m² de ma résidence principale -ou même secondaire- ainsi que le nombre de calories que je consomme par jour ? Sauf erreur de ma part, ceux qui ont voulu mettre en place ce genre de société-là ont eu des problèmes, non sans en avoir causé de sérieux à ceux qui se la sont vu imposer. Et il me paraît tout de même curieux, alors que nous commémorons les 35 ans de l’écroulement du mur de Berlin et de ce qui se trouvait derrière, que certains montrent une forme de nostalgie pour ce type de pensée.
Certes, on ne peut nier que l’envahissement soudain de nos centres urbains par des RAM, Ford F150 ou Chevrolet Silverado s’il devait se produire, ne poserait pas un sérieux problème. Mais ça n’arrivera pas. Tout simplement parce qu’à l’instar des autres espèces, la grande majorité des automobilistes s’adaptent à leur environnement, raison pour laquelle la France est avant tout un pays de petites voitures. Rouler à bord d’un gros truck à benne venu de l’ouest constitue donc le fait de quelques originaux et le restera. Et c’est très bien comme ça, parce que s’il me plaît d’admirer un RAM de temps à autre, je préfère que ça reste raisonnablement rare.
Mais les idéologues adorent s’en prendre aux originaux. Parce que si ça n’a souvent pas grand intérêt s’agissant du combat qu’ils prétendent mener, c’est parfois très efficace en matière de communication. Dans un domaine pas si éloigné, c’est comme ça que les radars fixes se sont multipliés depuis une vingtaine d’années pour sanctionner les "chauffards", avec l’assentiment de Monsieur et Madame Tout-le-monde, lesquels se sont aperçus trop tard qu’ils en constituaient les principales victimes, pour quelques km/h de trop.
C’est la raison pour laquelle il ne faut pas négliger le pouvoir de nuisance des cueilleurs de cerise. Parce que ce sont plus fréquemment les minorités agissantes qui provoquent les changements sociétaux que la majorité dite silencieuse, fût-elle motorisée.