10/09/2020 - #Ferrari
Avance à l’allumage
Par Jean-Philippe Thery
C’est beau une voiture. J’en veux pour preuve une jolie ville côtière et une petite pièce de trois francs six sous.
C’est dans une ville de la Petite Kabylie, au nord-est de l’Algérie que je démarre la chronique d’aujourd’hui. Avec un peu moins de 180.000 âmes, Bejaia n’est que la 12e agglomération d’un pays qui compte 42 millions d’habitants. Mais les photos que j’ai pu en voir donnent sérieusement envie de la connaître, tant pour son architecture que pour sa localisation au bord de la Méditerranée. Et surtout, Bejaia possède une histoire particulièrement riche qui démarre très tôt dans l’antiquité avec l’établissement d’un comptoir phénicien, et qui se poursuit durant la période romaine puis le Moyen-Age, avant de connaître un certain déclin à partir du XVIe siècle. Mais au temps de sa splendeur, la ville a joué un rôle important dans la diffusion des mathématiques vers l’occident, et particulièrement des fameux chiffres arabes.
Ce qui l’a néanmoins rendue véritablement célèbre réside dans la traduction française de son nom arabe lui-même originaire du toponyme berbère Bgayet, autrement dit "ronces et mûres sauvage". Si je vous dis "Bougie", est-il besoin de vous faire un dessin ? Pendant des siècles, la cité exporta la cire d’abeilles réservée à la confection de chandelles de la meilleure qualité, destinées aux seigneurs qui pouvaient se les offrir, alors que le petit peuple vivait dans l’obscurité. Et la ville d’où provenait leur odorante matière première a fini par leur donner son nom.
Vous m’avez vu arriver.
Lorsqu’en 1860, Etienne Lenoir mit au point le premier moteur à combustion interne, l’inventeur belge fit appel à une espèce de mèche incandescente primitive pour en assurer l’allumage commandé, dénommée "bougie" en raison de sa ressemblance avec celles alors utilisées pour s’éclairer. Le vocable subsista avec la première bougie électrique que Lenoir développa en 1876 sur l’un des 400 moteurs qu’il produisit, et dont le rendement se trouva ainsi sérieusement amélioré. En l’associant à une dynamo haute-tension en 1902, Robert Bosch ouvrit la voie aux systèmes d’allumage tels que nous les connaissons aujourd’hui.
Puisqu’on étymologise joyeusement, sachez que "bougie" en hollandais ne désigne que celle qu’on trouve dans les moteurs, de même que la "bujía" espagnole et la "bujie" roumaine. D’autres langues utilisent bien le même mot pour qualifier une chandelle et une bougie d’allumage, mais sans référence à la ville éponyme.
Pour ce qui est des Anglais qui ne font décidément rien comme tout le monde, ceux-ci ont opté pour le très inintéressant "spark plug" en recourant à l’un de ces termes génériques dont ils ont le secret. Quand les Latins font référence à un lieu qui sent bon la garrigue et les oliviers sauvages, les Grands Brexiteurs nous balancent un "plug" possédant au moins une quinzaine de définitions, dont certaines qu’il ne paraît pas opportun de commenter ici.
Vous vous demandez sûrement pourquoi je vous raconte tout cela. Eh bien, cette chronique n’est pas tout à fait comme les autres, puisque s’agissant de la 52e, elle marque le premier anniversaire de la série. Ça fait donc exactement un an que je me mêle de tout et de rien à propos de l’automobile, en répondant à des questions que personne ne m’a posé.
Je profite donc de l’occasion ainsi donnée pour remercier mes lecteurs réguliers autant que circonstanciels, même si je ne peux qu’encourager ces derniers à plus d’assiduité. Et comme je vais également souffler 52 bougies dans quelques jours, ça vous fait deux bonnes raisons de faire parvenir un cadeau à la rédaction qui transmettra. J’accepte les pins, porte-clefs, et autres stylos publicitaires, ainsi que des tours de circuits au volant de puissantes GT.
Mais revenons à nos bougies d’allumage, dont je parie qu’il y a bien longtemps que vous n’avez vu l’une d’entre elles, à moins que l’ouverture régulière de capots moteurs ne fasse partie de votre définition de fonction ou de vos hobbies. Par exemple à l’époque où on les consultait pour - littéralement - prendre la température des mécaniques, avant que les puces n’aient assumé les fonctions de management de l’allumage et de l’injection de nos voitures.
L’observation minutieuse d’une électrode permettait alors de diagnostiquer le mal d’un moteur qui toussait, s’étranglait ou refusait de démarrer à chaud. Une bougie, ça s’encrasse, ça blanchit, ça se noie, se calamine ou se charbonne, et ça pète même une céramique de temps à autre. Bref, ça raconte tout ce qui ne va pas dans la salle des machines, même si c’est elle qui est malade et qu’il faut la changer.
En ces temps préhistoriques où l’on carburait plus que l’on injectait, la bougie pour l’automobiliste en rade, c’était ce petit truc crasseux que des mains qui ne l’étaient pas moins sortaient de leur logement. L’homme de l’art en examinait alors soigneusement l’embout noirci avec l’air entendu d’une professionnelle de la cafédomancie scrutant le fond d’une tasse, prenant soin de faire attendre le propriétaire de l’auto attendant son verdict dans l’angoisse.
Le réglage de l’allumage constituait alors un art obscur, équivalent mécanique de la sorcellerie, dont l’exercice s’effectuait à l’aide d’un tournevis hors d’âge, de sourcils froncés et d’une "oreille" que Beethoven lui-même n’aurait pas renié s’il n’était devenu sourd (Ne dit-on pas de von Karajan, grand amateur de voitures émiliennes rouges mais pas que, qu’il aurait avoué dans une missive adressée à Enzo Ferrari que les V12 de la marque produisait une harmonie qu’aucun maestro au monde ne serait capable de reproduire ?).
Mais foin de passéisme ! L’heure n’est plus à l’empirisme crasseux, mais aux valises diagnostiqueuses, qu’on branche sur une prise délatrice embarquée. Les entretiens s’effectuent désormais dans des ateliers immaculés, dont l’éclairage est assuré par des ampoules iso-certifiées longue durée, et où l’on prend un café dans l’attente que sa voiture soit reprogrammée, enfin je veux dire révisée. Celle-ci fonctionne désormais avec une injection qui reçoit ses injonctions d’un ECU (Electronic Control Unit), et quand une de ces bougies fléchit, on la remplace sans se préoccuper de lui écarter l’électrode.
Pour autant, la bougie mérite plus que jamais notre respect. Songez donc qu’il lui faut "allumer" le moteur dont elle a la charge à raison de 25 étincelles par seconde lorsque celui-ci tourne à 3.000 tr/min. J’ai calculé : pour les plus paresseuses d’entre elles, qui ne durent que 30.000 km, ça représente 54 millions d’arcs électriques sur une voiture se déplaçant à 50 km/h de moyenne. Tout ça en travaillant sous pression (jusqu’à 100 bars), à des températures pouvant atteindre jusqu’à 2.500 degrés et variant en permanence. Et dire que les plus vaillantes résistent 120.000 km, ou 216 millions d’étincelles.
Vous l’avez donc compris, une bougie, ça se doit d’être résistant. Mais je vous sens encore un peu goguenard. Un truc d’apparence aussi simple, essentiellement constitué de deux électrodes séparées par un isolant, ne peut constituer un objet véritablement technologique n’est-ce pas ? Alors laissez-moi vous raconter en caméra lente ce qui se passe dans les hauteurs des chambres de combustion.
Quand la bobine envoie du courant à la bougie, celui-ci est un premier temps bloqué aux extrémités des électrodes par les propriétés naturellement isolantes du mélange air-carburant. Mais au fur et à mesure que la tension augmente, les gaz situés dans l’espace entre les électrodes voient leur structure se modifier jusqu’à perdre leur résistance diélectrique (i.e. isolante) et s’ioniser. Et comme les gaz ionisés sont conducteurs, se produit enfin un arc électrique connu sous le nom de "décharge Corona" (eh oui). Les 50.000 degrés du flux d’électrons ainsi généré provoquent alors une dilatation des gaz, puis leur inflammation sous la forme d’un noyau qui se propage ensuite dans la chambre de combustion. Tout ça 25 fois par seconde à 3.000 tr/min, deux fois plus si vous mettez le pied la tôle.
Je sens que la bougie vient de gagner votre respect. Et pourtant, je n’ai pas encore évoqué l’isolant constitué d’une poudre de céramique dont la fabrication requiert un séjour d’une trentaine d’heures à 1.600 degrés dans un four de frittage, afin qu’il soit capable de résister à des tensions de 20 à 30.000 volts. Pas plus que je n’ai fait allusion aux nombreuses évolutions que la bougie a dû subir pour s’adapter à son environnement, entre apparition puis disparition du plomb dans l’essence, normes antipollution, pots catalytiques et à l’injection électronique. Je n’ai pas encore expliqué que la bougie assure également les fonctions de capteur, mesurant la conductivité des gaz lors de leur combustion, et permettant ainsi à l’ECU d’éviter la détonation, cette combustion anticipée potentiellement létale pour les organes mécaniques. J’ai également passé sous silence les métaux rares, comme l’iridium, le tungstène ou la platine dont elle est parfois constituée, ainsi que les bobines crayons ou champignons intégrant la bougie à qui elles envoient des courants supérieurs à 100.000 volts
Je sais, la technologie dans l’automobile, ça vous évoque spontanément des trucs visibles, ou pour le moins perceptibles, comme un écran tactile connecté, un afficheur tête haute ou un régulateur de vitesses auto-adaptatif. Mais pas une bougie. Ce bout de machin de rien du tout qui représente une portion infime du poids, de l’encombrement et du coût d’une voiture, mais sans lequel celle-ci ne fonctionnerait pas. Avouez pourtant, maintenant que je vous ai mis au courant, qu’en matière technologique, la bougie dispose elle-aussi d’une belle avance, comme d’ailleurs toutes les pièces qui composent l’allumage, ou ces organes qui pour être cachés, n’en n’assurent pas moins des fonctions essentielles.
Banalisée, voire critiquée au point de n’être souvent définie que par les problèmes inévitablement engendrés par sa diffusion en masse, l’automobile n’en constitue pas moins un objet d’une extraordinaire sophistication, qui reste largement ignorée de la très grande majorité de ses acquéreurs. A force de la côtoyer, sans doute avons-nous perdu de vue le rêve séculaire qu’elle nous a permis d’accomplir en nous affranchissant de la traction animale. Chacun de ses composants, visibles ou cachés, devrait pourtant nous rappeler ce dont nous sommes capables. Et je ne doute pas que si Léonard de Vinci revenait parmi nous, il verrait dans l’automobile des raisons d’être fier de ses semblables.
Quant à la bougie, née de l’électricité dont elle enflamme la mécanique, elle vivra sans doute l’étrange paradoxe de lui devoir sa fin, quand la dernière motorisation thermique se sera tue. Il n’en reste pas moins que c’est elle, ou plutôt cinquante-deux d’entre elles qui m’ont aujourd’hui permis de rappeler qu’une automobile, c’est formidable.
Mais je vous laisse : il faut que j’aille choisir mon gâteau d’anniversaire.