03/12/2020 - #Renault , #Alfa Romeo , #Man , #Peugeot , #Ford
Automobile, nom féminin
Par Jean-Philippe Thery
C’est à une pilote française qui a couru au Brésil que je dois d’avoir écrit la chronique d’aujourd’hui. Et à une conversation avec Mademoiselle C.
Il y a au Brésil plus de 50.000 "Elenice" ou "Helenice" qui ignorent très probablement l’origine de leur prénom, laquelle mérite pourtant largement d’être connue.
Hellé Nice, née Mariette Hélène Delangle en 1900 dans une petite commune d’Eure et Loir, fut modèle nue, danseuse à peine vêtue, vedette de cabaret, courtisane, skieuse et pilote automobile. C’est en cette dernière qualité qu’elle participa le 12 juillet 1936 au premier Grand Prix de São Paulo, disputé dans les rues de celle qui était déjà la ville la plus peuplée du Brésil, avec plus d’un million d’habitants.
Alors qu’elle s’apprêtait à dépasser Manuel de Teffé pour le gain de la première place, son Alfa Romeo embarda à 160 km/h et s’envola dans la foule, massée sur le bord de la piste. De Teffé lui avait-il brutalement fermé la porte pour l’empêcher de passer ? Un spectateur traversa-t-il la piste devant les bolides lancés à pleine vitesse ?
Difficile d’y voir clair sur les circonstances de cet accident, tant les sources divergent à ce sujet. Toujours est-il qu’on dénombra une trentaine de blessés et cinq morts, dont le malheureux soldat qui sauva la vie à la jeune femme éjectée de sa voiture, en amortissant sa chute.
Rétablie après trois jours de coma et deux mois d’hôpital, Hellé Nice fut fêtée comme une véritable héroïne au Brésil, après avoir été exemptée de toute responsabilité dans la terrible tragédie. Mais le fait qu’elle se soit toujours abstenue de l’évoquer démontre que les blessures les moins visibles sont souvent celles qui ne se referment pas.
Son pseudonyme devenu célèbre n’en inspira pas moins de nombreux parents brésiliens dans le choix du nom de baptême de leur petite fille, et continue de le faire jusqu’à aujourd’hui, même si son histoire a depuis été oubliée. "Elle est nice" avait entendu la jeune française à son sujet quelques années auparavant.
Le compliment, exprimé dans un franglais déjà très fashion, eut l’heur de lui plaire. Et comme elle aimait aussi la cité qui promène les anglais où elle finit d’ailleurs ses jours, elle le transforma en nom de scène.
C’est Hellé Nice qui m’a donné l’idée et l’envie d’écrire cette chronique il y a déjà quelque temps, après que j’ai redécouvert son extraordinaire histoire. Mais c’est Mademoiselle C qui m’a véritablement convaincu de le faire.
Durant la conversation téléphonique que j’ai eue avec elle la semaine dernière, il fut en effet question de femmes et d’automobile, sujet auquel elle a d’ailleurs consacré un mémoire. Elle se reconnaitra probablement, puisqu’elle me fait la gentillesse de me lire. Qu’elle soit ici remerciée d’avoir -à son insu- balayé mes hésitations !
Si j’ai atermoyé, c’est que le sujet est pour le moins délicat. Pour tout vous dire, je me demande si je ne serais pas plus à l’aise à défendre le droit de rouler en SUV à 160 km/h sur autoroute devant un parterre de militants EELV, que de risquer par je ne sais quelle maladresse de me voir taxer d’un machisme dont je me crois pourtant dépourvu. Quoique, rien que de l’écrire, je ne suis déjà plus aussi sûr de moi.
Laissez-moi vous donner un exemple. En gage de ma bonne foi, je m’apprêtais à faire valoir que si je devais un jour être conduit par un chauffeur, je choisirais une femme. Mais à bien y réfléchir, un tel aveu m’absout-il, ou témoigne-t-il au contraire d’une logique de compensation voire de je ne sais quelles inavouables divagations ?
Heureusement pour moi que dans la vraie vie, je ne me déplace pas à l’arrière des limousines, et que je me contente plus modestement d’apprécier une présence féminine au volant des taxis ou Uber qu’il m’arrive d’emprunter. Mais si j’admets qu’une femme aux commandes me rassure, dois-je en parler à mon psy ?
Décidément, je vais devoir aborder le sujet sans filet.
Mon cas risque d’ailleurs de ne pas s’arranger, à l’évocation de mes premières expériences automobiles féminines, essentiellement maternelles et grand-maternelles. Je ne garde pourtant que de jolis souvenirs de ces trajets sur la banquette des passagers, conduit par une dame attentionnée. Il y eut une Simca 1000, des Renault 4 et 5, et une Peugeot 204 avec toit ouvrant s’il vous plaît.
Et puisqu’en dehors d’une Ford Fiesta première génération, on roulait français chez les femmes de la famille, c’est à bord de modèle de la production nationale que j’ai connu les joies simples des trajets du quotidien, mais aussi de voyages au long cours destination vacances, quand je me brûlais les jambes sur un skaï surchauffé par le soleil estival.
Et s’il y eut bien quelques désagréables mésaventures, elles furent rares et de mon entière responsabilité. L’une d’entre elles se produisit dans les sous-sols du parking sis Quai Romain Rolland à Lyon, quand ma mère qui abhorrait les manœuvres en marche arrière, me demanda s’il y avait quelqu’un derrière la voiture.
Ma plaidoirie qui suivit le choc, arguant des différences intrinsèques entre un poteau en ciment et les représentants du genre humain ne m’affranchit pas d’une sérieuse engueulade, alors que le pare-chocs chromé de la 4L beige conserva le stigmate incurvé de ce regrettable incident.
Une autre péripétie impliqua la fameuse Fiesta, que ma grand-mère me laissait emmener jusqu’au garage au retour des courses, alors que je n’avais pas encore empoché le document rose qui m’aurait légalement autorisé à le faire.
Un recul mal maitrisé pour céder le chemin à un véhicule se faisant pressant en sens inverse me démontra si besoin était, que la densité du ciment dont on fait les murets est infiniment supérieure à celle des tôles d’une aile arrière.
De ces deux épisodes fâcheux, j’ai conclu -même si je ne l’ai pas toujours mis en application- qu’en matière de femmes et d’automobiles, il valait mieux aller de l’avant.
Mais si j’ai très tôt associé l’automobile à la féminité, mes origines n’y sont sans doute pas pour rien dans un pays où c’est l’usage populaire et non la règle qui a genré le vocable la désignant. A en croire l’évangile selon syntaxe, "automobile" devrait en effet être masculin(e), puisque s’agissant d’un mot composé de deux substantifs, c’est le dernier qui détermine le genre.
La coutume finit néanmoins par faire céder l’Académie, puisque pour une raison que j’ignore et contrairement à nos voisins frontaliers, les français ont décidé qu’une auto, c’était féminin. Mais ceux qui verraient dans ce particularisme la preuve d’un esprit éclairé propre aux pays des lumières feraient mieux d’y réfléchir à deux fois, considérant que les gros véhicules tels que camions ou bus restent des mâles motorisés.
Et la situation ne ferait qu’empirer si l’on en croit la tendance récente consistant à masculiniser le nom des SUV et autres utilitaires. J’avoue piteusement y participer en disant -et écrivant- un Kangoo ou un Kadjar, alors que je conserve évidemment aux 208 et autres Clio leur identité féminine.
Mais je fais diversion, alors que j’ai des choses graves à avouer. Parce que je dois bien reconnaître que le couple femme-automobile m’évoque des images à peine racontables dans une chronique destinée à un large public. Je vois par exemple des belles de concours d’élégance aristocratiquement vêtues, défilant aux côtés d’altières Delage ou Hispano-Suiza, un lévrier au bout d’une laisse nonchalamment tenue.
Je vois aussi des "grid girls" tout sourire marchant sur l’asphalte surchauffé de circuits prestigieux, quelques instants avant que ne s’élance la ronde mécanique et infernale de bolides surpuissants. Je vois encore des pin-up à la bouche carmin, légèrement vêtues de couleurs acidulées cachant mal des tatoos allégoriques, donnant le départ à des hot-rods couverts de sel qui s’affrontent en duels.
Et quand le souvenir supplée l’imagination, ce sont les cheveux blonds d’une silhouette gainée de cuir noir que je revois, libérés du casque qui les enfermaient. L’inconnue qui avait arrêté sa Yamaha FZX 750 devant moi ne saura jamais que grâce -ou à cause- d’elle, j’obtins mon permis grosse cylindrée moins de deux mois plus tard, après avoir effectué les formalités d’inscriptions dès le lendemain de notre "rencontre".
Je sais ce que ces visuels peuvent avoir d’agaçant, parce que certaines (et peut-être certains) y verront les femme objetisées. Je le comprends, et c’est bien là mon drame : Je navigue en pleine dissonance cognitive entre l’esthétique du cliché et des revendications qui me paraitrait peut-être légitimes à moi aussi si le destin m’avait placé de l’autre côté du miroir.
Et pourtant, le monde de la F1 me paraît bien triste depuis que les belles jeunes filles ont déserté les grilles de départ il y a deux ans. Plutôt que de les en chasser, n’aurait-on pu leur adjoindre des "grid boys" en nombre égal ? Voilà qui aurait peut-être d’ailleurs contribué à féminiser aussi le public de la compétition automobile.
Finalement, je trouverai peut-être paradoxalement une forme de rédemption dans la vie professionnelle qui fut la mienne dans l’industrie automobile. J’ai certes dirigé des femmes, au moins sur le papier. Mais je n’ai sans doute jamais autant appris qu’avec les deux jeunes mamans qui composaient un temps mon équipe, à qui je crois bien avoir avoué que je les trouvais plus efficaces que moi.
Alors qu’elles s’organisaient pour boucler leur journée de travail à heure fixe, quand il leur fallait en entamer une deuxième dédiée à leur famille, j’attrapais le quatrième ou cinquième gobelet à la machine à café, sous prétexte que personne ne m’attendait alors chez moi.
Mais j’ai aussi répondu à des manageuses (était-on vraiment obligé de créer ce mot-là ?), et promis, ça ne m’a jamais posé problème ! En fait, je n’ai jamais ressenti le manque de présence féminine aux heures de bureau, sans doute pour avoir choisi d’évoluer dans des métiers où elles sont généralement plus nombreuses.
Mais ne me demandez pas si la parité y était respectée, puisque je n’ai jamais songé le vérifier. Et puisqu’on en parle, je ne cacherai pas mon malaise à propos des politiques de quota mises en place par les deux groupes français de l’automobile. Pas tant pour la mesure elle-même, mais en raison du fait qu’il nous faille y recourir. Quoiqu’il en soit, l’automobile est plus belle et plus intéressante quand les femmes s’en occupent aussi.
Quant à Hellé Nice, elle connut une seconde moitié de vie indigne, par la faute d’un homme. En 1949, le pilote Louis Chiron l’accusa publiquement et sans la moindre preuve, d’avoir espionné pour le compte de la Gestapo.
Lâchée par ses sponsors, ses amis et son amant d’alors, Hellé Nice redevint Marielle Delangle, injustement oubliée de tous ceux qui l’avait pourtant adulée, vivant dans le plus grand dénuement jusqu’à son décès, en 1984. Tout ça par la jalousie d’un homme sans doute incapable malgré son immense talent, de reconnaître celui d’une femme qui reste à mes yeux une très grande dame de l’automobile.
Et ça, ce n’est pas nice du tout.
PS : En rédigeant cette chronique, j’ai alterné les moments d’écriture et ceux de lecture, de l’excellent livre publié par Alexandra Legendre intitulé : "Mesdames, osez l’auto !". Y témoignent six personnalités féminines de l’automobile, expliquant pourquoi les femmes qui ne l’ont pas encore rejointe, adoreront travailler dans cette industrie qui nous est chère.
Messieurs, osez offrir cet ouvrage à celles qui vous entourent. Et n’oubliez pas non plus de le lire.