17/06/2021 - #Volkswagen Vp , #Dacia , #Man , #Fiat , #Ford
Une seule puce vous manque…
Par Jean-Philippe Thery
C’est d’une petite bestiole presque invisible dont il est aujourd’hui question, dont le manque soudain agit comme un poil à gratter sur l’industrie automobile mondiale.
Le 15 novembre prochain, nous fêterons les cinquante ans du microprocesseur.
C’est en effet à cette date en 1971 que la firme Intel annonça dans la revue Electronic News le lancement d’un ordinateur programmable logé dans une puce. Coinventé par l’américain Marcian Hoff et l’Italien Federico Faggin qui avaient eu l’idée géniale d’associer sur un même circuit intégré tous les éléments constitutifs d’un ordinateur, l’Intel 4004 était capable d’effectuer 60.000 opérations à la seconde et disposait donc de la même puissance de calcul que l’ENIAC de 1945 dans un format tout de même plus pratique. Pour mémoire, l’ENIAC (pour Electronic Numerical Integrator And Computer) fut le premier ordinateur entièrement électronique et pesait pas moins de 30 tonnes pour un volume de 80 m³. En comparaison, l’Intel 4004 logeait 2.300 transistors dans ses 3,81mm de long pour 2,79mm de large, et affichait une fréquence d’horloge d’à peine 740 kHz, une finesse de gravure de 10.000 nm (nanomètres) et une largeur de données de 4 bits. Résultat, celui-ci fut jugé trop lent pour l’application pour lequel il avait été initialement conçu, et fut honteusement rétrogradé au statut de processeur d’usage général. Une vraie déception.
Mais il faut bien un début, et reconnaissons que de ce point de vue, le père de tous les microprocesseurs n’a pas démérité, puisque l’actuel Core I9 du même fabricant peut faire valoir ses plus de 3 milliards de transistors, 5.3 GHz, 10 nm (soit le dix-millième d’un cheveu humain) et 64 bits. Et si les cotillons et autres serpentins se feront probablement discrets à l’automne, c’est pour une tout autre raison. Selon les spécialistes, la pénurie qui affecte le marché des composants électroniques sera effectivement loin d’être terminée à cet horizon, et pourrait même durer encore deux ans si l’on en croit Murat Aksel, directeur des achats du Groupe Volkswagen, comme vous l’avez lu dans les colonnes d’Autoactu du 11 juin dernier.
Et puisqu’on parle de spécialiste, n’imaginez pas un seul instant que je sois expert en la matière. Avant de rédiger cette chronique, j’aurais été incapable de décrire avec clarté ce qui distingue l’électrique de l’électronique même si je me doutais bien que le premier permet à mon grille-pain de dorer les toasts de mon petit déjeuner, alors que c’est grâce au deuxième qu’il les éjecte à l’issue du temps programmé (ce qui n’empêche d’ailleurs qu’il les crame régulièrement, mais c’est un autre sujet).
Je passerai donc outre l’œil goguenard des ingénieurs et techniciens parmi vous pour rappeler à tous ceux qui ne font pas plus les malins que moi sur le sujet, que les appareils électriques convertissent l’énergie générée par un flux d’électrons en chaleur, lumière ou mouvement, alors que leurs petits camarades électroniques utilisent le courant pour effectuer des opérations. Les premiers ont évidemment recours à des matériaux conducteurs, alors que les deuxièmes font appel à une substance isolante mais pas trop, ayant l’obligeance de laisser passer parcimonieusement quelques électrons, et dont on fait les "semi-conducteurs" dont vous avez forcément entendu parler.
J’ai d’ailleurs très vite remisé mes complexes à constater l’anarchie terminologique régnant sur la plupart des articles consacrés à la pénurie, dont on ne sait plus si elle touche aux puces, semi-conducteurs, composants électroniques, microprocesseurs, micro-chips ou je ne sais quoi encore. Et j’en ai profité pour comprendre qu’une puce est en fait un circuit intégré, objet inventé en 1958 par un certain Jack Kilby, qui avait ainsi trouvé à s’occuper intelligemment dans les bureaux désertés de Texas Instruments en période estivale, alors qu’il venait à peine d’être recruté. Il était comme ça Jack : pendant que ses collègues se doraient la pilule en vacances, lui mettait au point un machin qui lui vaudrait un Prix Nobel 42 ans plus tard.
Quoi qu’il en soit, la pénurie affectant la filière d’élevage des puces électroniques et autres composants trouve évidemment son origine dans l’épidémie de Covid-19, qui en a fortement perturbé la production comme la chaîne logistique. Mais elle est également provoquée par la forte augmentation de la consommation d’appareils électroniques, stimulée par les millions de gens calfeutrés chez eux, et qui ont dû s’équiper pour travailler ou lutter contre le désœuvrement domestique. Et tout ça a bien évidemment incité les entreprises productrices des matériels concernés à stocker les fameuses bébêtes électroniques pour ne pas être dépourvues quand la fin de la crise serait venue.
Or voilà qui a plongé l’industrie automobile dans une situation pour le moins inhabituelle. Alors que celle-ci bénéficie habituellement à tous les égards auprès des équipementiers, elle se trouve confrontée sur le marché des composants à des corporations puissantes et disposant d’un pouvoir de négociation conséquent, en raison non seulement de leurs volumes d’achats, mais aussi de marges générées par des produits à forte valeur ajoutée qu’elles vendent au rythme des hot-dogs dans les stades de baseball. Sans oublier la proximité géographique de nombre d’entre elles avec les sites de production des composants en question, issus pour 80% du continent asiatique.
Voilà qui nous rappelle à quel point l’automobile est devenue un produit complexe, évoluant constamment vers encore plus de complexité. Dès ses débuts, la voiture mue par l’essence de pétrole se tourna vers l’électricité pour assumer l’allumage commandé de sa motorisation thermique, grâce aux bougies et magnétos commercialisées à partir de 1902 par Robert Bosch. Et bien que plus récente, l’électronique n’est pas moins apparue à bord des autos dès le milieu des années 20 par l’intermédiaire de récepteurs radio à lampes, auxquels a rapidement succédé le premier autoradio commercialisé à partir de 1930 par les frères Galvin, coûtant alors l’équivalent du quart d’une Ford A.
Après cette introduction un peu futile, on passa aux choses sérieuses en 1968 avec la peu gracieuse Volkswagen Type3 E (pour "Einspritzung") équipée du premier système d’injection électronique pendant que les Italiens introduisaient la même année l’iniezione elettronica (autrement dit l’allumage) sur la magnifique Fiat Dino. On entra peu après dans l’ère de l’UCE (Unité de Contrôle Electronique), plus connue sous son acronyme briton d’ECU. A l’origine mono-tâche, comme sur l’Odsmobile Toronado de 1977 sur laquelle il ne s’intéressait qu’au calage de l’allumage, ce véritable ordinateur de l’ombre géra bientôt quantité de paramètres dans les coulisses de la mécanique, avant de se multiplier pour manager un nombre considérable de fonctions, des aides à la conduite aux systèmes multimédia dernier cri, en passant par le contrôle des ouvrants ou le niveau d’émissions de moins en moins polluantes. A tel point qu’une voiture haut de gamme digne de ce nom ne compte de nos jours pas moins de 150 de ces boîtiers, démontrant si besoin était que les siphonaptères électroniques n’ont pas fini d’envahir nos compagnes motorisées.
Mais on passera rapidement sur la séance d’archéologie pour souligner à quel point la plupart des acquéreurs d’une automobile neuve ignorent l’extraordinaire richesse de contenu d’un objet qui fait pourtant souvent partie de leur quotidien. Songez en effet que dans une berline familiale moderne, on trouve l’équivalent de deux fauteuils individuels et d’un sofa, disposant pour certains de réglages électriques, voire d’un chauffage ou de coussins masseurs. Ajoutez-y un système de conditionnement d’air sophistiqué faisant souffler le chaud et le froid de manière dûment régulée et filtrée, un ensemble audio n’ayant pas à rougir face à bien des home theaters domestiques, ainsi qu’un système performant de communication et parfois même une télévision. Sans mentionner le fait qu’une voiture emmène ses passagers où bon leur semble, leur montrant bien souvent le meilleur chemin pour parvenir à destination, allume les feux dès que la nuit tombe, actionne les essuie-glaces au premier pipi d’oiseau sur le pare-brise et protège ses occupants le cas échéant des conséquences d’une collision fortuite. Et tout ça pour un prix somme toute modique.
Oui, vous avez bien lu : j’ai bien écrit modique.
Je sais, une voiture est toujours bien trop chère pour le particulier qui signe le chèque. Mais elle constitue précisément et de loin le produit à plus fort contenu technologique destiné au consommateur final, dont les ressources sont par nature limitées. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si les acheteurs de voitures neuves en France sont trois fois moins nombreux que ceux d’une occasion, si leur âge moyen s’approche inexorablement de la soixantaine, et si leurs revenus sont significativement plus élevés que la moyenne. Il n’en reste pas moins qu’une automobile constitue un véritable miracle économico-industriel, supportant des contraintes que ne connaissent pas bien des produits destinés à la consommation intermédiaire.
Tenez, je vous propose une petite comparaison pour en attester, avec l’objet qui constitue incontestablement la star des produits grand-public. C’est bien sûr au téléphone portable que je fais allusion, dont le prix moyen chez nous est de 420 euros, pour un poids d’environ 180 g. Considérant qu’une automobile neuve se vend en moyenne 26.800 euros pour 1.240 kg, ça nous met le kilogramme de Samsung ou équivalent à 2.300 euros, contre moins de 22 euros pour l’engin motorisé à 4 roues. Et si vous trouvez qu’une voiture vendue pour l’équivalent de 64 smartphones est encore trop chère, je vous rappelle que Dacia propose sa Sandero à partir de 21 portables TTC.
Et vous savez quoi ? l’électronique constitue aujourd’hui environ 40% du coût de production d’une automobile. La faute à ces très chères petites puces me direz-vous, même si c’est de moins en moins le cas, puisque le poids économique du "soft" augmente constamment par rapport à celui du "hard", et qu’il deviendra très rapidement majoritaire avec la proportion grandissante de véhicules électriques particulièrement gourmands en lignes de programme. Lignes de programme qui dépassent déjà en nombre sur certains modèles haut de gamme celles qui alimentent les systèmes informatiques des avions gros porteurs les plus sophistiqués.
Et voilà pourquoi dans l’industrie automobile d’aujourd’hui, une seule puce vous manque, et tout est arrêté. Puisse Lamartine me pardonner cet emprunt, mais Joe Biden ne s’y est pas trompé, lui qui a mis de côté quelques 50 milliards de dollars de son plan consacré à l’infrastructure pour relancer l’industrie des semi-conducteurs américaine. Et la Commission Européenne non plus, qui a récemment annoncé vouloir doubler la part des pays de l’UE (aujourd’hui cantonnée à 10%) dans la production mondiale.
Mais une fois encore, la fabrication de composants électronique est un secteur stratégique loin de concerner la seule industrie automobile, et qui justifie donc que les grandes puissances de ce monde cherchent à réduire leur dépendance du nombre actuellement réduit de pays fournisseurs. En revanche, je ne suis pas certain que même après celle de la Covid-19 la perspective d’une nouvelle pandémie incite les acheteurs des grands groupes de l’automobile à faire leur marché en local, quitte à payer plus cher les pièces des voitures de demain. De ce point de vue, quelque chose me dit que le tant attendu Nouveau Normal sera vraisemblablement plus normal que vraiment nouveau.
Au fait, l’ENIAC tombait régulièrement en panne, principalement par la faute d’insectes volants qui venait se poser sur les tubes dont il était constitué et les faisaient claquer en provoquant un choc thermique. Pour le coup, les puces n’y étaient strictement pour rien. Depuis, les tubes ont été remplacés par des semi-conducteurs, mais l’expression "bug informatique" a elle, subsisté.