05/08/2021 - #General Motors , #Nissan , #Peugeot , #Porsche , #Ford
Rouler à Rio
Par Jean-Philippe Thery
Cet été, Autoactu.com vous propose quatre chroniques sur deux thèmes partagés, rédigées à leur façon pas nos correspondants localisés à Detroit et à Rio de Janeiro. On commence aujourd’hui avec Jean-Philippe Thery avant que Bertrand Rakoto ne lui donne la réplique la semaine prochaine.
Rouler à Rio, c’est parcourir l’une des plus belles cités au monde, mais aussi faire l’expérience d’une conduite disons… exotique. Allez, montez à bord, je vous emmène.
Pour les habitants des morros, ces collines parsemant Rio que les favelas ont progressivement investi, l’“asphalte” désigne le monde d’en bas, celui des privilégiés protégés de la poussière par une couche bitumineuse. Non pas que la substance grisâtre en soit totalement absente, comme en témoigne par exemple la route de Gávea, dont le ruban rapiécé serpente au milieu de Rocinha, plus grande favela du Brésil avec ses plus de 70.000 âmes. Mais pour ceux qui y vivent, l’accès au domicile se traduit le plus souvent par une pénible ascension entre passages exigus et escaliers tortueux.
Des favelas, il y en a 763 à Rio, qui accueillent plus d’un habitant de la ville sur quatre, contre à peine 6% dans le pays tout entier. Pour le “gringo” débarquant sur l’Ile du gouverneur à l’aéroport international Tom Jobim, elle constitue la première vision de l’agglomération carioca, probablement à travers la vitre d’un de ces “táxi comum” reconnaissables à leur indicible couleur jaune pisseux flanquée de bandes latérales bleu pétrole. Observées depuis les “Linha vermelha” ou “Amarela” (ligne rouge ou jaune), grandes autoroutes urbaines qui n’ont guère de coloré que le nom, elles forment sur des milliers de km² une espèce d’océan rouge brique, de la couleur des briques dont on monte les murs d’habitations sommaires, mais aussi de la terre chargée en minerai de fer sur laquelle elles reposent.
Mais revenons à l’asphalte, qui bien que symbolisant une certaine richesse pour ceux qui en sont privés, n’en n’est pas moins perfectible. Un euphémisme qui n’a rien de doux pour les occupants cahotés à bord de véhicules maltraités par un réseau routier où l’espérance d’une vie d’un combiné ressort-amortisseur est sans doute l’une des plus faibles au monde. A Rio, les trous le disputent constamment aux bosses, saignées et vagues provoquées par le passage répété d’omnibus lancés à pleine allure, cavités dans lesquelles une âme charitable plante parfois une branche d’arbre en guise d’avertissement lorsque celles-ci sont suffisamment importantes pour être capable d’avaler une roue. Conduire à Rio, c’est donc scanner en permanence la chaussée en trois dimensions, afin de préserver tant bien que mal des trains roulants qui trouveraient sans doute l’épreuve d’un banc d’essai bien moins cruelle. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si dès les années 30, General Motors et Ford envoyaient au Brésil des exemplaires de leurs modèles en développement, pour s’assurer de leur résistance aux conditions les plus adverses.
Il faut dire qu’au Brésil, la réfection de la surface des chaussées relève davantage de la campagne de marketing politique que du job d’ingénieur. J’ai souvenir que dans les mois qui ont précédé les Jeux Olympiques, les rues de Rio étalaient des bannières annonçant fièrement 700 km de voies fraichement asphaltées. Mais le grattouillage superficiel opéré sur la voirie, suivi d’un tartinage goudronné sans que personne n’a pris le soin de relever des bouches d’égout transformées en autant de nids de poule, visait sans doute davantage la promotion du Maire d’alors que l’écrêtage d’aspérités qui eurent tôt fait de réapparaitre. Mais foin de considérations "macadémiques", puisque même s’il convient de les éviter, il serait vraiment dommage dans une ville aussi belle d’en rester au ras des cratères.
Fondée en 1566, São Sebastião do Rio de Janeiro se trouve dans ce qui constitue à la fois le meilleur et le pire endroit au monde pour établir une ville. Avec ses montagnes qui se prélassent au bord de l’Océan Atlantique ou de la Baie de Guanabara, la "Cité Merveilleuse" a dû se battre contre ses reliefs pour croître, les perçant de tunnels (on en compte aujourd’hui vingt-cinq), ou disputant son espace à la mer, à l’image de l’aéroport Santos Dumont construit dans les années 30 sur une île artificielle. En portugais, le polder se fait "aterro", et celui de Flamengo -le plus célèbre d’entre eux- occupe depuis 1965 une superficie de 120 hectares ou 170 terrains de futebol. Les boulevards qui les traversent offrent à l’automobiliste et ses passagers une perspective somptueuse, entre les immeubles cossus à l’architecture Art Déco, et la baie qu’un certain Americo Vespucci aurait par un beau jour de janvier confondue avec l’embouchure d’un fleuve, expliquant le toponyme de la deuxième ville du Brésil.
En poursuivant vers le sud de la Zona Sul où se trouvent les quartiers dits "nobles" de la ville, notre conducteur atteindra le tunnel ouvert en 1906, donnant accès au quartier alors nouvellement urbanisé de Copacabana. Pour le plaisir des yeux, il continuera jusqu’au bout de l’Avenue Princesse Isabelle avant de tourner à droite. Et le voilà parti pour huit kilomètres de cruising extatique sur les larges avenues du bord de plage, à peine interrompu à la pointe d’Arpoador pour rejoindre la très chic plage d’Ipanema par la rue Joachim Nabuco. Suit à la hauteur du Canal du Jardin d’Allah le plus chic encore quartier de Leblon, que nombre d’expatriés rêvent d’habiter. J’ai souvenir que ceux nouvellement arrivés chez Peugeot-Citroën do Brasil s’inquiétaient parfois des embouteillages qu’il leur faudrait affronter pour se rendre au bureau. Et je ne pouvais m’empêcher de sourire en évoquant la terrible épreuve matinale qui les attendait quotidiennement, lorsque pris dans le flot de voitures, il leur faudrait contempler le spectacle désolant des plages les plus célèbres du monde baignées de soleil, plutôt que celui du périph parisien.
Mais pour connu qu’il soit, le bord de mer ne constitue qu’une partie des nombreux charmes de Rio. Les amateurs de (bons plans) d’eau feront encore le tour du lac Rodrigo de Freitas, entre Ipanema et le très agréable quartier du Jardin Botanique, même si la rue du même nom qui le traverse est presque constamment "engarrafada". Les amoureux de nature ou de conduite en accepteront cependant l’augure de bonne grâce, puisque celle-ci donne accès à la route montant vers la Vista Chinesa au beau milieu de l’immense Forêt de Tijuca. Combien de fois l’ai-je empruntée avec ma Chamonix 550 Spyder -réplique locale de la Porsche du même nom- au volant de laquelle j’hésitais entre la flânerie rafraichissante sous la dense canopée, et une conduite au rythme plus soutenu dans les petits virolets qui la composent. Avant de parvenir dans le quartier d’Alto da boa Vista et ses belles villas bourgeoises, un arrêt s’impose au petit kiosque de style asiatique délicieusement kitsch, situé sur un "mirante" où l’on profite en grandeur nature de la plus belle leçon de géographie carioca qu’il est possible d’imaginer. Revenus "en bas", ce sont les fanas d’architecture qui seront comblés par le quartier de Botafogo et ses très belles maisons fin XIXe début XXe, du moins celles qui résistent encore aux appétits de promoteurs immobiliers sans vergogne.
Mais cette chronique n’ayant vocation à ne concurrencer ni les Guides du Routard ni ceux de Lonely Planet, j’en resterai là sur les évocations touristiques. D’autant plus que je ne saurais trop enjoindre celui ou celle qui ambitionne de conduire à Rio à la plus grande vigilance dans un trafic carioca connaissant ses propres règles, mais où la règle est précisément volontiers ignorée. En témoigne par exemple le respect tout relatif de la signalisation tricolore, laquelle ne semble constituer pour certains guère plus qu’une simple référence lumineuse à caractère essentiellement ornemental. Mais celui qui souhaite adopter les coutumes locales serait bien inspiré de faire preuve d’un certain discernement dans le non-respect du Code de la route, puisque si certains feux sont débranchés la nuit pour des raisons qu’on prétend de sécurité, un nombre plus important d’entre eux sont équipés d’appareils photos connectés, qui n’hésiteront pas à faire parvenir une carte postale en basse définition à l’auteur d’un franchissement inadéquat.
Quoi qu’il en soit, rouler à Rio, c’est aussi surveiller attentivement le comportement de ses congénères, qui pratiquent volontiers le changement de file inopiné avec clignotant simultané pour les plus respectueux d’entre eux. Illustration d’un trafic ressemblant à un combat permanent, que le célèbre sociologue Roberto da Matta explique dans son petit livre intitulé "Fé em Deus e pé na tábua" ("foi en Dieu et pied à la planche") par la reproduction sur les voies de circulation des rapports de forces existant entre les différentes classes sociales d’un pays constitué de castes, mais qui feint de l’ignorer.
Si le respect de la loi y est donc à géométrie variable, il est pourtant un domaine à Rio où on ne plaisante pas avec elle : celui de l’alcool au volant. Au pays de la fête et de la caïpirinha, c’est régime sec quand on conduit, au nom de la "lei seca", qui désigne à la fois le texte et les nombreux contrôles veillant à son application dans l’agglomération carioca, où la probabilité de souffler dans un bidule électronique est très supérieure à celle de l’Hexagone. Il ne se passe en effet pas une journée sans que plusieurs d’entre eux (jusqu’à une dizaine en simultanée) ne soient organisés dans la ville et sa périphérie, et le barnum qu’ils mettent en place est particulièrement rodé entre les gros ballons lumineux qui les signalent, les flics lourdement armés prêts à pourchasser les éventuels fuyards, la tente installée sur la chaussée abritant les agents en charge des contrôles, et les camions plateaux qui emmèneront les véhicules des contrevenants. En plus d’une amende salée, celui qui aurait oublié d’être sobre voit son permis confisqué illico pour une période d’un an, une perspective garantissant un business appréciable aux très nombreux chauffeurs Uber qu’on trouve ici.
Mais il ne suffit pas d’être sobre pour rouler à Rio. Il s’agit également d’avoir un peu de chance, et de se préparer à affronter certaines réalités que je me dois bien d’évoquer, quitte à faire grincer les dents de mes amis cariocas qui n’apprécient guère qu’on "parle de desgraça" s’agissant de leur ville.
A commencer par le fait que rouler à Rio, c’est tout de même prendre le risque de se retrouver un jour ou l’autre avec un flingue sous le nez ou sur la tempe, sommé de livrer ses effets personnels quand il ne s’agit pas carrément de concéder sa voiture. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si le Brésil possède la plus grande flotte de voitures blindées au monde, avec 220.000 véhicules environ. Je touche du bois en évoquant le sujet, puisqu’en 20 ans de présence ici j’ai eu la chance de n’avoir connu que des alertes. Comme ce jour où le chauffeur de taxi qui m’emmenait à l’aéroport dû jeter au tout dernier moment sa voiture à un embranchement, afin de quitter la voie rapide où nous nous trouvions et de contrarier les projets manifestement mal intentionnés des quatre individus à deux motos qui nous ralentissaient depuis deux ou trois kilomètres. Il y eu aussi cette nuit où, calé à 110 km/h sur la file de gauche de la Ligne Rouge, je découvris soudainement plusieurs paires de phares pointant dans ma direction. Contraint de m’arrêter, je fis comme ceux qui fuyaient la bande d’assaillants opérant un peu plus loin en rebroussant chemin à contresens.
Rouler à Rio, c’est aussi être confronté constamment à la réalité sociale du Brésil, où la rue constitue une source de revenus au jour le jour pour nombre de ceux qui vivent dans l’informalité. Il n’est pas rare qu’aux feux rouges, des vendeurs à la sauvette accrochent des paquets de bonbons à votre rétroviseur dans l’espoir que vous vous en saisissiez en échange de quelques réais. Et le rythme qu’ils s’imposent en courant entre les files de voitures pour alpaguer un maximum de clients n’est pas de la rigolade, surtout lorsqu’ils opèrent en plein cagnard. Il y a aussi ces enfants ou adolescents grimés en clowns, jonglant ou effectuant d’étonnantes acrobaties devant les voitures, dans l’espoir que leur talent souvent bien réel leur vaille une pièce ou un billet.
Rouler à Rio, c’est encore être confronté aux caprices d’une météorologie tropicale, lorsque les cieux se fâchent soudainement et déversent sur la ville des torrents d’eau que les canaux et autres piscines souterrains n’arrivent plus à absorber. Une situation qui oblige parfois l’automobiliste à abandonner son véhicule au triste sort d’une noyade certaine, ou à le risquer dans une "flaque" à la hauteur incertaine. J’ai dû le faire à deux reprises en espérant que la prise d’air moteur de la Citroën C5 ou de la Nissan Sentra dont je tenais alors la barre ne se situait pas en dessous de la ligne de flottaison. Voilà un argument qu’utilisent volontiers les amateurs de SUV, dont la catégorie est comme partout ailleurs celle qui croît le plus au Brésil, que j’ai eu l’occasion d’interroger lors des études que j’y ai menées.
Enfin, rouler à Rio, c’est aussi sortir de temps en temps de Rio. Ou pas, puisque la municipalité a donné son nom depuis 1975 à l’Etat dont elle est la capitale. En suivant la route du Littoral vers le sud, plutôt agréable une fois sorti de l’interminable périphérie, il vous faudra 4 heures pour rejoindre Paraty, superbe petite ville classée au patrimoine mondial de l’humanité par l’Unesco pour son centre à l’architecture coloniale des XVIIe et XVIIIe siècles. A moins que vous ne préfériez Búzios, la Saint-Tropez brésilienne que notre Brigitte nationale visita dans les années 60, contribuant à transformer l’ex-village de pêcheur en station balnéaire chic, accessible à l’issue d’un trajet moyennement intéressant de trois heures environ. Les amateurs de conduite viseront d’ailleurs plutôt les montagnes surplombant l’agglomération, à destination de Petrópolis où la famille impériale prenait ses quartiers d’été afin d’échapper à la chaleur étouffante de la cité carioca. Au prix de kilomètres pour s’extirper de banlieues chaotiques, c’est une route sinuant à flanc de montagne qui les attend, même si l’état de l’asphalte -encore lui- freinera bien des ardeurs, comme une manière d’inciter le conducteur à profiter de paysages somptueux.
Rouler à Rio, c’est encore plein d’autres choses que je vous souhaite de découvrir un jour si ce n’est pas déjà fait, et qui vont bientôt me manquer…