10/11/2021 - #Bugatti , #Mercedes-Benz , #Mg , #Porsche
Les ailes du désir
Par Jean-Philippe Thery
C’est d’une auto particulièrement sexy dont je vous parle aujourd’hui. Mais sans doute moins que celle dont elle s’inspire…
C’est en revenant d’un déjeuner-spätzle-version-cantine- que je suis tombé dessus.
Et le moins qu’on puisse dire c’est qu’elle apparaissait -volontairement ou non- particulièrement en évidence. Presque seule le long du trottoir, sa robe argentée qui aurait paru fade en d’autres circonstances météorologiques, scintillant de toutes ses particules métalliques sous les rayons obliques d’un soleil automnal. Une discrétion toute relative donc, n’excluant pas un rien d’ostentation sous la forme d’étriers de frein en aluminium au traitement de surface cuivré, indiquant selon les codes du modèle mordre d’onéreux disques de frein céramique carbone, particulièrement visibles derrière des jantes à cinq branches généreusement ajourées.
Il y avait encore ce petit badge chromé d’apparence anodine, logé au creux de branchies creusées dans les ailes avant, expiratrices des bouffées de chaleur provenant du compartiment moteur. Un rien crâneur, tout de même, affichant "6.3" quand le V8 32 soupapes auquel il fait allusion doit se "contenter" de 6.208 cm³. Mais qu’importe l’approximation quand elle trouve une justification historique en forme d’hommage à la mécanique d’une certaine Mercedes 300 SEL à la cylindrée sérieusement augmentée par AMG. C’est en effet la version préparée de la "Limusine" coiffant la gamme du constructeur souabe qui fit la réputation de l’officine de Burgstetten (avant qu’elle ne déménage pour Affalterbach). Surtout après que celle-ci eut remporté les 24 heures du Nürburgring en 1971 malgré un gabarit inadapté au tarmac des circuits, lequel associé à une peu discrète robe rouge lui valut le surnom de "Rote Sau" (Cochon rouge). Et si je vous parle d’AMG, c’est parce que c’est à la branche sportive de Mercedes-Benz qu’on doit la belle GT qui m’a interpellé ce jour-là.
Ce jour, où je me suis surpris à aimer la Mercedes SLS.
Je dois pourtant bien avouer qu’à son lancement en 2010, ce n’était pas chose acquise. Je sais, j’ai fait la fine bouche devant une machine affichant un pédigrée pour le moins flatteur, entre les 575 chevaux d’un moteur qui en délivra jusqu’à 631 en version "Black Series", les 650 Nm de couple, 3.8 secondes de 0 à 100 km/h et 330 km/h en vitesse de pointe. Rassurez-vous cependant, si un généreux donateur décidait d’en déposer une dans mon garage pour mon petit Noël, je ne la prendrais pas de haut.
Mais c’est qu’inévitablement, on jauge la SLS à l’aune d’une certaine devancière à laquelle elle prétend rendre un hommage ostensible. Et force est de reconnaître qu’en matière d’élégance, le célèbre coupé 300 SL de 1954 donne du fil à retordre à presque toute la production contemporaine, dont les représentantes paraitront forcément pataudes en comparaison, avec leur silhouette façon "chubby". Une surcharge pondérale inévitable à force de normes en tout genre et d’exigences clientèle en matière d’équipement sans commune mesure avec celles qui étaient en vigueur il y a plus de soixante ans. Inutile de se plaindre pourtant, puisque nous ne sommes pas si mécontents de profiter des bénéfices de cet embonpoint, que ce soit au quotidien comme dans la méchante éventualité d’un crash. Reconnaissons donc qu’en la matière, comparaison n’est ni raison ni juste à l’égard de la SLS.
D’ailleurs, ce qui compte véritablement s’agissant de la 300 SL comme de la SLS, ce sont les ailes. Ou plutôt les portières donnant véritablement l’impression quand elles sont ouvertes que l’auto s’apprête à prendre son envol, puisqu’articulées en partie haute, elles montent vers le ciel. Une architecture que le monde entier qualifie d’"ailes de mouette", à part les Français qui ne font décidément rien comme tout le monde, et qui font très poétiquement allusion à des "portes papillon".
Peut-être détiennent-ils d’ailleurs la primauté de l’expression, puisqu’on oublie trop facilement que sont les eux qui ont inventé les portes papillon. Ou plutôt l’un d’entre eux, le très créatif Jean Bugatti qui prévoyait d’en équiper le modèle "Type 64" de la marque, devant être présenté au Salon de l’Automobile de Paris de 1939, en remplacement de la Type 57. Las ! la mort accidentelle du fils du "Patron" comme on désignait Ettore Bugatti, et surtout un conflit qui allait occuper pas mal de monde pendant quelques années mettait une fin immédiate à la carrière d’un modèle qui resta donc unique[1], du moins avant que le Mullin Museum (en Californie) n’en construise une reconstitution en 2010 (tiens donc) sur un châssis nu destiné à recevoir l’un des trois exemplaires prévus à l’origine.
Mais Bugatti ou pas, c’est bien la 300 "Sport Leicht" qui rendit les portières papillon célèbres. Et s’agissant d’une voiture conçue par des ingénieurs d’outre-Rhin, on comprendra que ce n’est pas une quelconque fantaisie stylistique qui présida à leur ouverture pour le moins originale, mais une question d’ordre purement technique. Il faut dire que la 300 SL est à l’origine une voiture de compétition, qui s’illustra dès ses débuts lors de la saison 1952 par une participation remarquée aux Mille Miglia, une première place perdue par la faute d’un écrou de roue défectueux bientôt compensée par des victoires aux 24 heures du Mans comme à la Fameuse Carrera Panamericana, disputée au Mexique.
Ces succès, la 300 SL les devaient à son robuste 6 cylindres en ligne et sa boite 4 rapports empruntés à la série, ainsi qu’à la légère structure tubulaire supportant une carrosserie en aluminium, mais dont les renforts latéraux rendaient particulièrement difficile l’accès à bord. Qu’à cela ne tienne, on ouvrirait vers le haut des portières dont la découpe empiétait largement sur le toit, permettant au pilote et -selon les épreuves- son coéquipier d’occuper leur poste de travail respectif.
Une configuration que l’on retrouva donc sur le modèle de série, bien que celui-ci ne fût à l’origine pas prévu au catalogue du constructeur. Mais quand un certain Max Hoffman, importateur de la marque aux Etats-Unis passa commande de 1.000 exemplaires en signant le chèque d’une confortable avance, les ingénieurs des bureaux d’études de Stuttgart se mirent immédiatement au travail. Et notre homme avait vu juste, comme quelques années auparavant lorsqu’il avait incité Porsche à produire avec succès une version Speedster de la 356, puisque l’essentiel des 1.400 coupés sortant de l’usine de Sindelfingen de 1954 à 1957 s’écoula sur ses terres, malgré le prix astronomique de 11.000 dollars adhésivé sur le pare-brise des exemplaires de show-room au lancement.
A ce tarif, les acquéreurs du modèle avaient le droit de se contorsionner pour accéder au siège conducteur de leur belle auto, malgré le volant pivotant facilitant quelque peu la tâche, et d’être copieusement arrosés à l’ouverture de la portière sous la pluie. Mais personne ne songea apparemment à s’en plaindre parmi la liste impressionnante des célébrités qui possédèrent une 300 SL, de Juan-Manuel Fangio à Tony Curtis en passant par Herbert von Karajan, Gina Lollobrigida ou Sophia Loren. La configuration particulière de l’auto nous vaut d’ailleurs de superbes clichés de l’actrice italienne, élégamment assise sur le seuil de portière de l’auto. Et des souvenirs que me conta mon ami Philippe qui en posséda une, pas un ne mentionne la moindre critique sur le sujet.
Certes, la 300 SL représentait beaucoup plus qu’une paire de portières atypiques. Elle fut par exemple la première voiture de série disposant d’une injection -mécanique bien sûr- bénéficiant des progrès réalisés en la matière par l’aviation en temps de guerre, caractéristique que ses concurrents mirent du temps à adopter. Et si son comportement est réputé délicat à la limite, rarissimes étaient les autos capables à l’époque de rivaliser avec une 300 SL correctement menée. Il n’empêche c’est bien la cinématique particulière de ses portières qui fit l’essentiel de son prestige, véritables ailes du désir provoquant des attroupements partout où la voiture s’arrêtait, autant pour assister au mouvement de ses ouvrants que pour découvrir l’identité de celui ou celle qui s’en extirperait.
Impossible donc, de succéder à la 300 SL sans les fameuses ailes de mouette. Un impératif qui dû valoir bien des maux de tête aux ingénieurs souabes du projet R231 -nom de code de la SLS- et des sueurs froides aux responsables du Département "Production Cost", surtout lorsqu’on leur présenta la facture des déclencheurs pyrotechniques permettant à l’impétueux conducteur d’une SLS qui aurait posé sa voiture sur le toit de sortir de l’habitacle, en désolidarisant les charnières de portes de leur support.
Selon AMG, plus de 10.000 SLS auraient été produites jusqu’en 2014, dont 5.472 pour l’Europe et 2.734 pour les Etats-Unis. Un beau succès commercial, qui lui donnera d’autant moins l’aura de la 300 SL originelle qu’elle est donc beaucoup moins rare. Mais là encore, la comparaison paraît injuste, tant le contexte des années 2010 n’est pas celui de cinq ou six décennies auparavant. Lorsqu’elle fut lancée en 1954, la 300SL représentait alors probablement l’équivalent de nos hypercars actuelles, catégorie à laquelle n’appartient pas la SLS. Et même si son prix traduit en 2010 serait de moitié inférieur à celui de sa lointaine héritière, le nombre d’individus capables de s’offrir un tel jouet une dizaine d’années seulement après la fin du plus grand conflit qu’ait connu l’humanité était sans doute bien moindre qu’aujourd’hui.
Mais surtout, la SLS ne fut pas la première "papillon" (OK, oublions la Bugatti). C’est pourquoi je me suis demandé ce qu’aurait pu dire l’exemplaire rencontré ce jour-là sur la Jüdenstrasse, si elle avait pu partager ses états d’âme, par exemple avec Daniel, l’ange des "Ailes du désir" tourné par Wim dans le Berlin de la fin des années 80. Sans doute lui aurait-elle fait part de l’étrange paradoxe d’être volontiers admirée, mais de ne devoir son existence qu’à l’évocation de celle avec laquelle elle ne pourra jamais rivaliser, quand bien même elle lui a emprunté les portières du désir.
Une voiture, des états d’âmes ? Allez savoir. On peut s’attendre à tout avec ces drôles d’objets animés…
[1] Visible de nos jours à l’extraordinaire Cité de l’automobile de Mulhouse.