05/05/2022 - #General Motors
Le biais du disparu
Par Jean-Philippe Thery
Aujourd’hui il est question d’avions qui ne sont pas revenus, et de voitures qui n’ont pas brûlé, sur fond de biais cognitifs.
C’est une histoire que j’adore et que je me dépêche de vous raconter avant que 100% d’entre vous ne l’aient lue sur les réseaux sociaux, tant elle y est diffusée. Une espèce de fable mettant en scène un as des maths et des avions.
Né en Hongrie en 1902, Abraham Wald dû fuir l’Autriche en 1938 où il ne faisait alors pas bon vivre quand on était de confession juive. C’est aux Etats-Unis qu’il trouva refuge, et d’un immeuble de Manhattan proche de l’Université de Columbia qu’il mena le combat contre les nazis qui avaient persécuté sa famille. Mais pendant que certains mettaient au point armes ou explosifs, lui passait son temps à poser et résoudre des équations au sein du Groupe de Recherche Statistique (SRG en anglais dans le texte), un programme confidentiel mis en place par le gouvernement, regroupant les meilleurs spécialistes en mathématiques alors disponibles sur le territoire US. Et si au vu de leur profil, on se dit que ces gars-là planaient forcément à 10.000, c’est pourtant à une question très pragmatique qu’ils leur fallu répondre en 1943 à propos du blindage des bombardiers luttant contre les forces de l’Axe.
En résumé, il s’agissait de déterminer quelles parties de ces aéronefs renforcer en priorité afin d’assurer la meilleure protection possible contre les projectiles ennemis, sans trop grever le poids d’un objet déjà suffisamment plus lourd que l’air. Le SRG fit donc effectuer un relevé très précis sur plusieurs appareils revenus du front, afin de cartographier les endroits présentant la plus forte concentration d’impacts de balles par pied carré (rappelez-vous qu’on est de l’autre côté de l’Atlantique). Ce fastidieux travail effectué, il ne restait donc plus qu’à compiler et analyser les données ainsi obtenues, afin de désigner les zones les plus affectées devant par conséquence bénéficier d’un blindage plus costaud. CQFD
"Euh non" protesta Abraham, qui fit gentiment remarquer à ses collègues de travail qu’ils avaient omis un léger détail : les trous manquants. Autrement dit ceux ayant touché la structure des appareils n’étant pas revenus de mission, et qui n’avaient donc naturellement pas pu être comptabilisés. Or en toute logique, ce sont précisément ces trous manquants qui avaient provoqué la perte de ces bombardiers-là, affectant principalement les zones qui sur ceux qui en avaient réchappé, présentaient une moindre densité de tirs. C’étaient donc bien ces dernières dont il fallait améliorer la protection et non l’inverse. Une recommandation dont la justesse fut reconnue et appliquée, grâce à laquelle monsieur Wald sauva sans doute bien des vies du confort de son bureau new-yorkais. L’ironie du destin voulut qu’il meure quelques années après la fin de la guerre d’un accident d’avion, alors qu’il se rendait en Inde où il avait été convié à donner une conférence.
A posteriori, ce genre de démonstration semble frappée au coin du bon sens. Mais que les collaborateurs de Wald -qu’on ne peut tout de même pas soupçonner de manquer d’intelligence- soient eux-mêmes tombés dans le panneau, constitue un excellent rappel à destination des adeptes du "j’le savais", de ce que rationnaliser après coup un évènement relève de la distorsion rétrospective. Et puisqu’il en est justement question, observons également que sans l’intervention de leur distingué collègue, nos hommes en blouse blanche auraient eux-mêmes été victimes d’un paralogisme.
On appelle ça "le biais du survivant", qui constitue le principe fondateur d’une école de pensée à succès selon laquelle "c’était mieux avant". Ça ne concerne d’ailleurs pas que les B17 ou B22 de l’armée de l’air américaine, mais aussi le Frigidaire de Tante Yvonne, encore fidèle à son poste après deux ou trois décennies de bons et loyaux services (le Frigo, pas la tante). "On n’en fait plus des comme ça" entend-on volontiers dire de ce genre d’objet dont on ne sait pourtant pas combien ont survécu sur l’ensemble de ceux qui ont été fabriqués, autant qu’on ignore le nombre de ceux qui, sortis d’usine en 2022, seront toujours en opération en 2052.
Et le biais du survivant n’est bien sûr pas étranger à l’univers automobile, où la nostalgie semble avoir de beaux jours devant elle, en proportion sans doute de la charge émotionnelle que l’on place volontiers dans nos compagnes motorisées. Ses adeptes, qui contrairement à ce que l’on pourrait imaginer, se recrutent dans toutes les classes d’âge, ont d’ailleurs souvent recours à un terme savant dont la sophistication lexicale lui sert de caution : l’obsolescence programmée. Un vocable auto-explicatif laissant à penser que les voitures d’aujourd’hui et leurs composants sont conçus pour s’autodétruire, au terme d’une période échéant si possible dans les heures suivant l’expiration de la garantie constructeur. Selon eux, c’était évidemment mieux avant, terme désignant un espace temporel aux contours imprécis entre la préhistoire de l’automobile et l’année des 20 ans de celui qui l’emploie. Avant, donc, les voitures comme les cathédrales gothiques étaient construites pour durer. La preuve irréfutable, c’est qu’on voit encore circuler des modèles d’époque, alors que les plus récents se détruisent à la pelle (ou plutôt au broyeur).
Sauf que l’obsolescence programmée en automobile, c’était à l’origine tout à fait autre chose. Le concept est d’ailleurs loin d’être récent, puisqu’il remonte aux années 20, même si celui qui fut son instigateur n’utilisa jamais ce vocable, lui préférant celui d’obsolescence dynamique. A l’époque, la General Motors avait compris que le design d’une auto était un sujet trop sérieux pour être confié à des ingénieurs, et qu’il méritait un département à part entière. Ainsi naquit en 1927 la Direction "Art et Couleur", placée sous l’autorité du génial Harley Earl, inventeur des concept-cars et des ailerons qui firent fureur dans les années 50 et 60. Et dans les missions qui lui furent confiées par Alfred Pritchard Sloan Jr -CEO de GM- figurait l’évolution du style des voitures de la marque à chaque millésime, histoire de créer des envies de renouvellement anticipé dans un marché qui était déjà saturé. Si le terme lui-même ne devait apparaitre qu’en 1932 sous la plume de Bernard London dans un ouvrage dont le titre -mettre fin à la dépression grâce à l’obsolescence programmée- constituait à lui seul tout un programme, le concept n’en n’est donc pas moins né plusieurs années auparavant comme principe stylistique, et non pas dans l’intention de faire de l’automobile un produit jetable.
Mais sauf à considérer que l’obsolescence programmée, c’était mieux avant, il me faut bien admettre que le terme revêt de nos jours une autre acceptation, témoignant de craintes que l’électrification en cours de l’automobile ne semble pas prête d’apaiser. Ainsi ne se passe-t-il pas une semaine sans que n’apparaisse sur le feed des réseaux sociaux que je fréquente, l’image d’un véhicule électrique en flammes, témoignant pour celui qui la publie d’une incontestable propension de ce type de véhicule à s’immoler par le feu. Une espèce de biais du survivant inversé sur lequel je devrais peut-être écrire une thèse, et que je désignerais comme "biais du disparu".
En l’espèce, l’équivalent des trous manquants de Wald serait constitué par l’ensemble des véhicules électriques n’ayant pas pris feu. Ou "pas encore" souligneront cyniquement ses détracteurs, auprès de qui il sera sans doute vain de faire valoir que les VE sont en fait moins susceptibles de prendre feu que leurs équivalents thermiques. C’est du moins ce que tend à démontrer une analyse menée par le comparateur online Autoinsurance EZ, s’appuyant sur les données collectées par différentes agences gouvernementales américaines, selon laquelle la fréquence des incendies affectant les voitures électriques était, en 2020, 61 fois inférieure à celle des thermiques, et même 139 fois moindre que celle des hybrides (avec respectivement 25, 1.530 et 3.475 voitures ayant brulé pour 100.000 vendues).
Mais après tout qu’importe. Parce qu’il s’agisse de machines roulantes ou volantes, les biais cognitifs ne sont sans doute pas prêts d’avoir de plomb dans l’aile.