19/01/2023 - #Bmw , #Buick , #Dodge , #Rolls-Royce , #Ford , #Chevrolet
Ghosting
Par Jean-Philippe Thery
Aujourd’hui, je vous parle d’une voiture qui s’est fait connaître en disparaissant régulièrement…
L’été dernier, je vous ai raconté dans "Style pompier" ma rencontre avec le flic le plus cool du Michigan.
C’est dans la petite ville de Frankenmuth que j’ai fait connaissance de Ross, à la toute dernière heure d’une exposition consacrée à des véhicules rouges à gyrophare, à laquelle il s’était pointé avec des voitures à gyrophare, mais pas rouges. Avec la grande gentillesse dont j’ai par la suite découvert qu’elle le caractérise, celui-ci avait pris le temps d’expliquer au Français halluciné venu interrompre la conversation qu’il menait avec ses amis, les singularités des autos de police qui y étaient exposées, tout droit sorties des années 70 à 90. Une discussion qui avait rapidement tourné à une opération "portes ouvertes" de rêve, puisque j’avais eu le privilège de m’assoir à bord de ces modèles que j’ai observés en action sur petit écran quand j’étais môme et ado, en assistant à des séries -évidemment- américaines.
J’ai depuis revu celui que je suis désormais fier de considérer comme mon ami, avec qui j’ai passé ma toute dernière soirée à Détroit. On s’est retrouvés downtown dans l’excellent restaurant où il m’avait fixé rendez-vous, et comme c’était à l’issue d’une journée de boulot, il avait troqué le bermuda et la casquette des fins de semaine pour un élégant costume trois pièces que Kojak en personne n’aurait pas renié.
Même si au rayon capillaire, c’est plutôt ma pomme toute lisse qui fait penser à Telly Savalas, lequel n’était d’ailleurs pas vraiment chauve, puisqu’il se gilettait le crâne pour les besoins du rôle. J’ai d’ailleurs oublié de demander à Ross s’il était venu en Buick Century Regal de 1974, ce qui ne m’a pas empêché de me régaler, autant de ce qui se trouvait dans mon assiette que des histoires qu’il m’a racontées avec un incontestable talent.
De fait, notre homme est un formidable "storyteller" comme on dit chez lui, ou au sein de services marketing bien de chez nous. Et c’est justement une de ces histoires-là qui m’a été remise très récemment en mémoire, quand j’ai appris que la "Black Ghost" allait être mise en vente.
Oubliez les Phantom et autres Silver Ghost, y compris les 2.994 exemplaires qui ont été construits par Rolls-Royce dans son usine de Springfield dans le Massachusetts. Oubliez aussi l’extraordinaire Phantom Corsair de 1938 dessinée par un certain Rust Heinz (de la famille au condiment rouge) qui resta au stade de prototype. Parce que le fantôme dont il est question est une Dodge Challenger.
En tant que chroniqueur, je me méfie toujours un peu des voitures américaines que j’avoue ne pas bien connaître. Parce que s’agissant d’un marché où l’acheteur pouvait se composer son auto bien à lui grâce aux nombreux packs et options libres disponibles (au rangs desquels figurent moteurs et transmission), il est facile de bullshiter sur la définition précise d’un modèle.
Et j’ai eu beau vérifier et revérifier, ce n’est pas sans une certaine inquiétude que je vous livre celle dont il est question. En l’espèce une version R/T SE dotée d’un toit vinyle de type "Gator grain" (imitation croco) ), de bandes adhésives blanches décorant la partie arrière ou "white tail stripes", et vigoureusement propulsée par un "Hemi 426" accouplé à une boite manuelle 4 rapports.
Les spécialistes d’entre vous expliqueront que R/T signifie "Road & Track" et SE "Special Edition". Quant à l’Hemi, il signale un V8 dotée de chambres de combustion hémisphériques (formant un dôme dans la culasse), 426 faisant allusion à la cylindrée en cubic inches correspondant à 7 de nos litres. De quoi donner des problèmes d’admission pulmonaire aux adeptes du donwsizing.
Une configuration d’autant plus digne d’intérêt qu’elle n’a existé qu’en 22 exemplaires tous produits en 1970, mais qui n’explique pas à elle seule la notoriété de cet exemplaire, passé à la postérité en raison d’activités parfaitement illégales. De fait,"Black Ghost" tenait son surnom de ses participations furtives à des courses de rue nocturnes organisées sur Woodward Avenue, Stecker Street ou dans les rues adjacentes, sur lesquelles elle faisait volontiers admirer ses feux arrière rouges à des adversaires s’évertuant à la challenger.
Puis elle "ghostait" ses concurrents en repartant comme elle était venue, dans l’objectif manifeste de préserver l’anonymat de son propriétaire, comme une façon de justifier davantage encore son appellation. Même si notre Ghost n’était pas si revenante que ça, sa silhouette menaçante mettant parfois des semaines à reparaître, histoire d’infliger une nouvelle correction aux muscle cars qui avaient encore le courage de l’affronter, même si aucune de celles alors disponibles sur le marché n’était suffisamment pourvue pour espérer la battre. Même la Camaro tout spécialement swappée avec un moteur de Corvette dans l’intention de lui faire mordre la poussière dû s’incliner à deux reprises face à ce fantôme qui laissa une blessure à l’orgueil bien réelle au riche propriétaire de la Chevrolet.
L’histoire dura quelques années, avant que l’auto noire ne ghoste tout le monde pour de bon.
Et l’énigme entourant son conducteur serait sans doute restée entière si un jour de décembre 2015, Godfrey Qualls n’avait demandé à son fils Gregory de lui apporter sur son lit d’hôpital -où il luttait contre un cancer agressif- une certaine enveloppe dont il lui indiqua l’emplacement précis dans la maison familiale. C’est en exhumant les documents de la Dodge pour y porter le nom de son fils -faisant de lui son propriétaire légal- qu’il lui révéla l’histoire de l’auto, autrement dit la sienne. Après 45 ans, le masque de l’homme à la Challenger noire venait enfin de tomber.
Bien avant ce passage de relais, en 1965 et 66 pour être précis, Godfrey Qualls avait servi au sein de la 82e division aéroportée en République Dominicaine où les Etats-Unis s’étaient engagés afin de mettre fin à une violente guerre civile. Il en était revenu décoré du "purple heart" pour avoir été blessé par une grenade, et sans doute avec les économies lui permettant de s’offrir la voiture de ses rêves. Ce qu’il fit à 27 ans à peine, en cochant sur le bon de commande toutes les options qui vont bien, y compris la configuration "triple black" désignant la carrosserie, le toit et l’intérieur noirs, ainsi qu’un moteur directement issu de la compétition dont il se dit que les 425 chevaux officiellement annoncés était en deçà de la réalité. De quoi vexer sérieusement les "pony cars" de Ford et GM, qui malgré cette appellation ne disposaient pas de la même cavalerie.
Mais le meilleur reste à venir, puisque l’homme qui la nuit signait l’asphalte de traces de "burn-out" n’était autre le jour que l’officier Qualls, au service de la Police de la route. On comprend mieux dans ces conditions que celui qui passait une partie de ses journées à coller des prunes pour excès de vitesse ait tenu à rester discret sur son hobby nocturne.
Voilà une histoire qui de mon point de vue en dit long sur l’Amérique étasunienne, et qui n’aurait sans aucun doute pas pu se dérouler chez nous. Parce qu’en dehors du fait que les autos approchant les 500 ch ne courraient guère nos contrée à l’époque, je doute qu’on porte chez nous aux nues quelqu’un ayant délibérément et de façon répétée enfreint la loi, particulièrement s’il était en charge de la faire respecter, même après que le délai de prescription fut passé. C’est un point que je n’ai pas évoqué avec Ross, mais il me semble comprendre que pour lui comme pour nombre de ses compatriotes, on peut aussi bien admirer en Godfrey Qualls le soldat parti risquer sa peau sous la bannière étoilée et le représentant de la loi, que le dépositaire motorisé de l’esprit rebelle qui animait les fondateurs du pays, sans y voir la moindre contradiction.
Quoi qu’il en soit, et comme annoncé au début de cette chronique, la Challenger la plus célèbre du Michigan trouvera sous peu un nouveau propriétaire au cours de la vente aux enchères organisée par Mecum à Indianapolis en mai prochain. Il n’y a pas de doute que la Black Ghost en sera la vedette à la fois principale et américaine, même s’agissant d’un de ces évènements monstre ou l’on bat le marteau pour des centaines d’autos. Tout ce que j’espère, c’est que son acquéreur aura le bon goût de la conserver dans son état d’origine et de ne pas "ghoster" le public des amateurs d’automobile en la produisant régulièrement lors d’évènements publics. Après tout, détenir une auto inscrite au National Historic Vehicle Register depuis octobre 2020 engendre une certaine forme de responsabilité.
Pour le reste, j’espère avoir l’opportunité de bientôt revoir mon ami Ross, dont je sais qu’il a encore plein de belles histoires à me raconter. A Détroit, ou pourquoi pas à Berlin où il me faudrait alors découvrir où se cachent les voitures de police quand elles ont pris leur retraite.
Et puisqu’il est question de séries télévisées, qui sait si la BMW Serie 5 (série E12) de l’Inspecteur Derrick existe encore quelque part ? Le cas échéant, on pourra toujours parcourir à bon rythme les près de 600 km séparant Berlin de Duisburg, où furent tournés dans les années 90 les épisodes de la série policière "Shimanski", puisque la ville a racheté en 2021 la Citroën CX GTI Turbo conduite par l’original commissaire du même nom. Et bien qu’elle n’ait pas de gyrophare, je suis sûr que mon ami Ross l’apprécierait…