06/06/2024 - #Nissan
Flemme Olympique
Par Jean-Philippe Thery
Aujourd’hui, je vous emmène sur des voies réservées. A condition bien sûr, que vous soyez accrédité…
La rive occidentale de la Baie de Guanabara était sans doute l’un des pires endroits au monde pour installer une ville.
Gageons que lorsqu’il fonda São Sebastião do Rio de Janeiro le 1er Mars 1565, le navigateur portugais Estacio de Sá était peu préoccupé par les questions d’urbanisme, loin de se douter que la future agglomération carioca -ainsi désigne-t-on ses citoyens- dépasserait les 12 millions d’âmes quelques quatre siècles et demi plus tard. Qui songerait d’ailleurs à lui reprocher d’avoir succombé à la beauté des reliefs de bord de mer composant la scénographie unique de celle qui n’est pas surnommée "la cité merveilleuse" par hasard. Rien que d’écrire ces quelques lignes de mon appartement berlinois fait du reste monter en moi la "saudade", ce sentiment délicieusement nostalgique sans équivalent en français, que le compositeur Tom Jobim a pourtant si bien su traduire en musique.
Mais foin de sentimentalisme, puisque sa géographie à la fois sublime et problématique vaut aux populations laborieuses de la ville des heures quotidiennes de navettage dans un trafic "do inferno". Un chaos qui ne date pas d’hier à en croire les nombreux autoponts et 23 tunnels -si j’ai bien compté- qu’on y a construits et creusés dès le début du XXe siècle, sans oublier l’"aterro" gagné sur la mer, déclinaison tropicale des "polders" néerlandais. Et si les habitants de périphérie se déplaçant tant bien que mal en omnibus bondés, voiture hors d’âge ou à deux roues sont évidemment les plus touchés, les classe moyennes aisées circulant en voiture neuve ne sont pas non plus épargnées.
Surtout pour ceux de ses représentants qui rejoignent chaque matin la "Zona Sul" -celle de Copacabana et Ipanema- à partir de Barra da Tijuca. Avec ses kilomètres de barres d’immeubles s’étalant en bord de mer -auquel son nom ne doit pourtant rien- le "Miami carioca" s’est développé à partir des années 70 sous une pression démographique grandissante, grâce à l’autopont du "Joá" accrochant ses 3,1 km à flanc de montagne en bordure de mer, que le conducteur de passage aura tout intérêt à parcourir en regardant fixement devant lui s’il ne veut pas être distrait par le spectacle qu’y offre l’Océan Atlantique.
Et c’est justement au fin fond de "Barra" que furent installés les parc et village olympiques en 2016, à l’occasion de la 31e édition des jeux modernes, au point central de l’évènement qui comptait également de nombreux sites répartis dans toute la ville. Je vous laisse imaginer le casse-tête qu’a pu représenter la gestion des flux, avec deux aéroports évidemment situés aux antipodes de l’endroit. Bref, dans un pays où tout se produit "se Deus quiser" ("si Dieu le veut"), je ne serais pas surpris que certains des responsables concernés aient songé à restituer à Saint Sébastien la place qui était originellement la sienne dans la dénomination de la ville, surtout que ce dernier a depuis été opportunément promu au titre de patron des athlètes.
Et dehors des prières et bougies probablement récitées et allumées en différentes églises de la ville, l’une des solutions retenues fut la fameuse "faixa olímpica" (prononcer "fahicha"), désignant la file réservée aux organisateurs et participants aux Jeux ainsi qu’aux dignitaires et VIP de tout poil, mise en place sur l’ensemble du réseau routier urbain. En faisant un peu d’archéologie électronique afin de préparer ce papier, j’ai été surpris de (re)découvrir qu’il existait en fait trois types de files olympiques, entre les "exclusives", "dédiées" et "partagées", disposant chacune de son protocole dont je vous épargne le détail, et d’un code visuel matérialisé par des bandes de couleur peintes au sol. En fonction de la catégorie, une amende allant jusqu’à 1.500 réais attendait l’effronté qui se serait enhardi à utiliser l’une d’entre elles sans être dûment accrédité, soit tout de même l’équivalent de 1,7 fois le salaire minimum d’alors.
Je ne suis pas le mieux placé pour relater l’impact des 260 km de voies olympiques alors mises en place, puisque j’avais la chance de résider relativement près de mon lieu de travail et plutôt à contresens des flux majeurs de circulation. Mais je n’en n’ai pas moins effectué plusieurs fois le trajet de chez moi aux sites olympiques, lequel s’assimilait à une véritable expédition pour les épreuves de tennis de table auxquelles je me suis rendu à trois reprises. Après une bonne heure et demie de voiture, il fallait encore parcourir à pied les 5 kilomètres séparant le stationnement du centre commercial où je laissais ma Sentra de fonction du lieu où se déroulait la compétition. Qui a dit que l’activité physique était réservée aux seuls athlètes ?
Je suis donc ressorti des JO de Rio en pleine forme au volant d’une Nissan intacte. De fait, le privilège de circuler sur voie réservée n’était pas sans risque, comme en témoigna la carrosserie passablement modifiée de l’Altima conduite par le Directeur Marketing de la marque -alors sponsor de l’évènement- après qu’un véhicule non autorisé les ait brutalement envahies (la faixa et l’Altima). Nonobstant ce type de mésaventure, je reste convaincu que les voies réservées constituaient une solution indispensable, même si logiquement mal perçues par l’automobiliste lambda contraint de progresser péniblement dans les embouteillage alors qu’il voyait filer sans encombre les voitures au pare-brise adhésivé du précieux macaron passe-droit.
Voilà de plus une opinion qui risque de ne pas être très populaire auprès de certains de mes lecteurs franciliens s’apprêtant eux-aussi à voir une file préemptée par l’organisation des JO sur certains axes de la région. A leur décharge, reconnaissons que s’ils n’ont pas à subir les conséquences du relief -la butte Montmartre culminant à un tier de la hauteur de Pain de Sucre- ceux-ci sont régulièrement "punis" par les décisions d’édiles dont certains ne cachent pas l’aversion qu’ils vouent à cette charriote du diable que constitue à leurs yeux l’automobile individuelle. Sans compter qu’auprès du descendant des Francs à l’âme révolutionnaire chevillée au corps et profondément épris d’égalité, l’idée d’une voie exclusive passe mal, avec tout ce qu’elle implique de privilèges, dont les élus susmentionnés ne manqueront pourtant pas de profiter le moment venu.
D’autant plus que si les logos "Rio 2016" en lettres stylisées vertes et autres bandes colorées se sont depuis bien longtemps effacés sous les pneus des Cariocas motorisés pleinement réintégrés dans leur droit de circuler, certains ambitionnent de conserver définitivement la "faixa olímpica" version périf parisien au-delà des jeux, afin d’inciter les 83% d’automobilistes y transitant seul à s’adonner aux bienfaits du covoiturage. Adjoint chargé des transports et de la voirie à la mairie de Paris, David Beillard n’est pas le moins déterminé d’entre eux, qui a récemment déclaré au Préfet de Police lors de la session du 22 mai du conseil de la ville que la mesure serait mise en place avec ou sans lui, "parce que nous en avons le pouvoir", a-t-il magistralement précisé.
Une intervention ponctuée d'un recadrage courtois mais ferme de la part de l’intéressé, Laurent Nuñez n’ayant pas manqué de rappeler les prérogatives qui étaient les siennes concernant celui qu’il a qualifié d’axe structurant de la région Ile de France, lesquelles s’appliquent également à la vitesse maximale que les promoteurs de la voie réservée entendent faire passer de 70 à 50 km/h. Si la séquence a été largement relayée par les réseaux sociaux, l’extrait choisi ne montre pourtant pas l’intégralité de l’intervention de Monsieur Beillard dont la rhétorique démontre clairement que s’il ne tenait qu’à lui, la pérennisation de la voie olympique ne constituerait qu’une étape dans la suppression définitive d’une autoroute urbaine accusée de tous les maux. Sachez en effet que depuis 50 ans, le périf "oblige les gens à prendre leur voiture, à mourir de pollution, à dépenser des mille et des cents pour payer leur plein d’essence", situation par laquelle "on favorise des rentes de situation d’industriels qui profitent de ce système du tout voiture".
On appréciera toute la puissance d’une pensée magique selon laquelle la suppression d’un axe routier ferait forcément disparaitre la circulation qu’il supporte et les besoins en déplacement qui vont avec. Avec au passage un joli grand écart de son auteur, qui enjambe allègrement les 80% d’usagers non parisiens du boulevard périphérique quand il prétend agir à la fois pour la santé de ses riverains et pour sauver la planète des déséquilibres climatiques. Bref, pour le conseiller Beillard, Paris vaut bien un mess et pas que pendant les jeux, surtout s’il affecte principalement une périphérie dont il n’a visiblement que faire, le tout au nom de ce qu’il qualifie d’"héritage" de jeux dont on rappelle qu’il avait en son temps voté contre leur réalisation.
De quoi nous filer la flemme olympique plutôt que d’instiguer la flamme enthousiaste qui devrait arder en nous en telles circonstances. Je me rappelle à ce sujet que dans les mois précédant Rio 2016, les critiques du même type que celles qu’on entend aujourd’hui dans l’Hexagone n’avaient pas manqué, aussitôt oubliées dans l’enthousiasme de l’évènement qui constitua au final un immense succès. C’est tout le mal que je souhaite aux JO qui démarreront le 26 juillet prochain.
Quoiqu’il en soit, je souhaite bon courage à tous les non-Parisiens. Et aux autres aussi.