05/10/2023 - #Audi , #Bugatti , #Ferrari , #Lamborghini , #Lotus , #Maserati , #Porsche , #Fiat
Fais tes lacets
Par Jean-Philippe Thery
Aujourd’hui, je monte une route en épingles à cheveux au vent. Enfin presque…
Promis, je ne l’ai pas fait exprès.
Même si je me doutais bien que je n’étais pas à l’arrêt, j’ai été le premier surpris de voir les bâtonnets digitaux du tachymètre électronique annoncer 230. Compteur, évidemment, mais tout de même un peu au-dessus de ce que j’imaginais. C’est que lorsqu’on roule à cette allure avec une auto "étudiée pour" sur terrain dégagé, on n’a pas forcément l’impression de rouler à cette allure-là, ce que ne démentira pas la passagère qui s’était assoupie dans le baquet de droite. Mieux vaut donc se recalibrer mentalement plutôt que de ne se fier qu’aux sens, du moins si on préfère éviter que la voiture qui déboite au loin sur la file de gauche ne devienne soudain la voiture qui vient de déboiter juste devant sur la file de gauche.
En même temps je l’ai bien voulu, et la seule excuse que j’aurais pu invoquer -celle du délai de restitution à l’agence de loc- ne tient pas, puisqu’à l’heure où je mets l’Audi en sous-sol pour la rendre, il reste plus de 90 minutes avant que celui-ci n’expire. Il faut dire qu’avec une A95 quasiment déserte un dimanche matin entre Garmisch-Partenkirchen et München, je n’ai pas retenu les quelques 265 chevaux du deux litres turbo de l’A6 Avant TFSI 45 qui ne demandaient que ça. Pour autant, même parcouru au pas de charge à peine entrecoupé de gros freinages à l’abord des zones limitées, les 90 kilomètres séparant les deux cités m’ont laissé tout le loisir de songer à quel point cette expérience-là contrastait avec celle des 48 heures précédentes.
Oubliez les hélicoptères, le producteur, l’ingé du son et la team de vidéographes. Parce que celle que le présentateur vedette de Top Gear a qualifiée de "meilleure route au monde" il y a une quinzaine d’années, j’en ai fait l’ascension avec Matthieu, ses caméras et ses talents de contorsionnistes des plus utiles pour se caler dans le coffre grand ouvert lors des prises de vue arrière, ou pour se frayer un passage dans l’interstice genre meurtrière du toit ouvrant. Pour notre homme, son séjour dans le Tyrol italien aura surtout été synonyme de courbatures.
Pas non plus d’Aston-Martin V8 Vantage, Lamborghini Gallardo Superleggera ou Porsche 911 GT3 RS à prendre en chasse sur la Strada Statale 38, même si les différents modèles de Lotus que je m’efforçais d’accompagner n’étaient pas moins adaptés à ce terrain-là que les puissantes GT respectivement pilotées par James May, Jeremy Clarkson et Richard. Ce qui m’a d’ailleurs permis de rester au contact, c’est plutôt que n’ayant pas eu droit à la route fermée dont ont bénéficié les chauffeurs de la BBC pour le premier épisode de la dixième saison de TG (diffusé en 2007), il a fallu aux conducteurs d’Elise, Exige, Evora et même d’une Emira fraîchement livrée composer sur un chemin étroit avec moults cyclistes et automobilistes pas toujours très véloces. Et surtout, il convenait d’aborder la majorité des épingles au ralenti, avec toute la prudence qu’impose la perspective de faire face à un objet roulant qu’il est préférable d’identifier par contact purement visuel.
Cette SS38, Elisa ne l’avait évidemment pas choisie par hasard. Parce qu’elle passe en 14 kilomètres et 48 virages serrés des 1.543 m d’altitude du village de Trafoi aux 2.858 m du Col du Stelvio, les ingénieurs de Lotus l’avaient choisie pour tester les freins de la Lotus Elise quelques mois avant son lancement au Salon de Genève 1996. Elise, Elisa : point de coïncidence puisque Romano Artioli alors propriétaire de la marque avait décidé d’attribuer au modèle le prénom de sa petite-fille. (Une belle histoire que je vous ai racontée il a quelques temps dans La lettre d’Elise). Depuis devenue organisatrice de rassemblements automobiles, la jeune femme est venue avec ses deux Elise, une Série 1 offerte par son grand-père quand elle avait quatre ans, et "Sunshine", dernier exemplaire du modèle livré à client. Une Sport 240 couleur or ainsi nommée "parce que cette voiture a apporté du soleil dans ma vie" me glisse Elisa en interview.
L’amateur ou amatrice éclairé(e) que vous êtes a forcément déjà vu la route du Stelvio en photo, avec son tracé en accordéon au cœur d’un sublime cirque montagneux des Alpes italiennes, en bordure de la frontière suisse et pas très loin de l’Autriche. Une voie inaugurée en 1825 bien avant l’apparition de l’automobile, mais dont l’histoire ne lui en est pas moins intimement liée, puisque s’y déroula dès 1898 une course, de côte évidemment. Par la suite, la "Corsa allo Stelvio" allait voir s’y affronter ce que l’Europe comptait de meilleur parmi les pilotes de l’entre-deux guerres, de Rudolf Caracciola à Tazio Nuvolari, en passant par Piero Dusi, Hans Stuck ou Luigi Villoresi, et même un certain Enzo Ferrari pas encore devenu constructeur. Leurs Alfa, Bugatti, Maserati ou Mercedes prenait le départ devant l’hôtel Bella Vista où étaient justement hébergés les visiblement heureux propriétaires de Lotus venus commémorer en roulant les 75 ans du constructeur britannique.
Et si je peux désormais me targuer moi aussi d’avoir "fait le Stelvio", il me faut tout de même bien avouer une certaine frustration. Certes, l’Audi a parfaitement joué son rôle de voiture-caméra, ne déméritant jamais pour mon premier sujet "dynamique", où j’aurais passé plus de temps à mouliner au volant qu’à jouer les moulins à parole dans le micro. Même avec son empattement long la pénalisant dans les courbes vraiment serrées, comme -appréciez l’ironie- l’Auto-Union d’Achille Varzi, contrainte lors de la course disputé en 1935 à la cinquième place derrière les Alfa et Maserati lors de l’épreuve, pour le plus grand plaisir des spectateurs locaux. N’ayant pas eu à enclencher comme lui la marche arrière à cinq reprises, mon Auto-Union à moi s’en est donc plutôt mieux tirée que celle d’Achille ! En revanche, l’odeur persistante de plaquettes m’a très vite rappelé combien le choix de Lotus pour mettre les disques de l’Elise à l’épreuve était judicieux. Mais surtout, j'ai passé mon weekend à suivre ou précéder une cinquantaine de sportives à moteur central arrière sans jamais n’en toucher un seul volant.
Je ne vous dirai pas que c’est l’histoire de ma vie, mais force est de reconnaitre qu’emprunter la route idéale avec la mauvaise auto constitue chez moi une certaine habitude. Laissons de côté le circuit Paul Ricard mis à ma seule disposition en Lada Niva au bord de la panne d’essence, et restons dans les montagnes. Que pensez-vous du Mont-Ventoux en Mégane Classic (tricorps) Turbo-diesel ? A cheval donné -ou en l’occurrence prêté- on ne regarde certes pas les dents, mais la centaine de ceux que délivrait le vénérable 1.9L se montrèrent particulièrement à la peine dans la montée, alors qu’en descente, je ne dois qu’à la passagère rendue malade par les mises en appui successive de m’être arrêtée à temps avant que les freins ne prennent feu.
Et puis il y eu la SC-390 parcourant la Serra do Rio Rastro de l’Etat de Santa Catarina dans le sud du Brésil, que j’ai toujours rêvé de parcourir à bord de ma Chamonix 550 Spyder -réplique fabriquée localement de la Porsche du même nom- après avoir lu le reportage d’un journaliste s’étant rendu sur place en Audi R8. Mais c’est en Fiesta 1.000 cm³ que je l’ai découverte, une vaillante "popular" (catégorie désignant localement les modèles 1.0) avec laquelle je me suis vu rappeler les plaisirs subtils de la conduite rapide aux commandes d’un véhicule lent, du moins quand je n’étais pas coincé derrière l’un de ces camions hors d’âge qui sillonnent le pays, distillant à l’intention de leurs poursuivants immédiats un nuage de fumée noire n’ayant jamais entendu parler de filtre à particules. Heureusement pour moi, la route détrempée par les pluies diluviennes rendait le pilotage de l’engin d’autant plus intéressant que le train avant cherchait régulièrement son chemin sur un revêtement au coefficient d’adhérence douteux, celui de l’arrière n’attendant qu’un soulagement un peu trop brutal de l’accélérateur pour tenter d’inverser les rôles. Des sensations dont je ne suis pas certain qu’elles étaient totalement du goût des occupants de l’auto, dont la propriétaire étrangement silencieuse sur la banquette arrière.
Mais j’aurais tort de me plaindre. D’abord, parce que j’ai aussi connu des moments de grâce au volant, que ce soit en pilotant mon Spyder sur les petites routes en virolets de la forêt de Tijuca ( cf. "Rouler à Rio") ou à bord la Fiat Barchetta avec laquelle je suis revenu plus tard au Ventoux. Mais surtout, n’y a-t-il pas quelque chose d’allégorique dans le fait de ne pas toujours disposer de la bonne monture sur une route pourtant parfaite ? Et de se montrer suffisamment philosophe pour -comme disent mes amis brésiliens- "faire de la limonade avec du citron" et contre mauvaise fortune bon cœur, en prenant du plaisir à mener bon train une auto aux prétentions pas forcément sportives ? Sans doute les spécialistes en socio-psychologie automobile devraient-ils un jour se pencher -à moins qu’ils ne l’aient déjà fait- sur l’étrange satisfaction que ressent l’homo automobilis à faire tourner le truc plus ou moins rond devant lui, en regardant par la vitre latérale avant de négocier dans une parfaite synchronisation motrice une de ces petites courbes fermées dont seule la montagne a le secret. Et nous expliquer pourquoi il en retire une jouissance plus grande encore que celle de taper le 230 sur l’autobahn.
Alors cher lecteur en qui ces mots là raisonnent, permets-moi un conseil en évoquant le premier album du groupe britannique It´s Immaterial, paru en 1986. "La vie est dure et puis tu meurs" disait-il en titre (Life´s hard and then you die), avant d’enchainer sur le premier morceau intitulé "Driving away from home". Et c’est justement ce que j’ai à te dire en conclusion : le temps file vraiment trop vite pour se permettre de ne pas emprunter cette petite route de montagne quand elle se présente, quelle que soit l’auto.
En d’autres termes : fais tes lacets.
Hey,
Now just get in
And close the door
And put your foot down…