03/09/2020 - #Tesla
Compte-trucs inutile
Par Jean-Philippe Thery
C’est une chronique légère que je vous propose aujourd’hui, histoire d’aiguillonner un peu des automobilistes peut-être un peu trop sérieux. A moins que l’avenir ne leur donne raison… Je parie que vous aussi, vous passez trop de temps sur les réseaux sociaux.
Mais je vous le reprocherai d’autant moins qu’une partie de mes lecteurs parvient aux textes que je publie par l’intermédiaire de l’un d’entre eux. Et puis, les réseaux en ligne font partie des fournisseurs officiels d’idées pour mes chroniques, particulièrement depuis qu’un micro-oursin vicelard nous as sédentarisés derrière nos claviers. C’était déjà le cas la semaine dernière, et ça le sera encore aujourd’hui.
Cette fois, c’est sur le trombinoscope virtuel que j’ai trouvé matière à causer avec un post dédié au compte-tours, dont l’auteur avoue n’avoir jamais compris le rôle. Une assertion quelque peu surprenante pour quelqu’un dont les 20 ans d’expérience professionnelle dans le secteur automobile ne peuvent décemment lui en faire ignorer le fonctionnement. Il n’empêche : notre homme doute de l’utilité réelle de l’objet, d’autant plus qu’ayant appris à conduire il y a bien longtemps sur une VW Cox qui en était dépourvue, il s’est habitué à passer les vitesses "au bruit". Une aptitude que la généralisation de la transmission automatique rend de moins en moins nécessaire, comme le compte-tours d’ailleurs.
Cette permanence d’un dispositif qu’il considère inutile s’explique selon lui par le fait que les voitures sont des objets conçus par des fanatiques de l’automobile pour des fanatiques de l’automobile, alors que le consommateur lambda se fiche comme de son premier masque FFP2 de savoir à quelle vitesse tourne le vilebrequin de son moteur, en admettant qu’il ait la moindre idée du fonctionnement d’un vilebrequin (ou même un moteur).
Et si cette diatribe à l’encontre du tachymètre ne suffisait à lui régler définitivement son compte, les commentateurs de bas de page se sont occupés d’en rajouter plusieurs couches. L’un d’entre eux accuse ainsi les constructeurs de répéter à l’envi une formule éculée consistant à farcir les produits qu’ils commercialisent de choses inutiles afin de stimuler les désirs irrationnels d’un consommateur érigé en victime. Un autre métaphorise sur la difficulté de faire évoluer les habitus collectifs au sein d’une espèce (la nôtre) par nature encline au conservatisme, et sur l’importance d’éduquer les jeunes générations pour qu’elles ne reproduisent pas les excès de leurs ainés par pur automatisme. Face à ces considérations de haute volée, les quelques tentatives de plaidoyer sur le mode de "si, si, j’vous assure, moi j’l’utilise" ne font évidemment pas le poids. En ce qui me concerne je n’imaginais pas qu’on puisse autant s’acharner sur un instrument de mesure.
Et Dietrich doit s’en retourner dans sa tombe
Originaire d’une minuscule commune de Basse-Saxe répondant au doux nom de Bockhorn, Dietrich Uhlhorn assura en 1817 son passage à la postérité avec la presse monétaire portant son nom, sur laquelle la vis jusqu’alors utilisé pour faire pression était remplacée par un levier, et qui trouva par ailleurs des applications dans l’imprimerie. Mais si je l’ai invité dans cette chronique, c’est qu’on lui doit également le compte-tours, qu’il inventa pour mesurer la vitesse de rotation des machines-outils auxquelles il avait à faire. A partir des années 1840, l’instrument s’installa à bord des locomotives à vapeur, avant de gagner progressivement tout ce que l’homme a jugé bon d’inventer pour assurer sa locomotion.
Bizarrement, il n’existe aucun registre de la première voiture qui fut équipée d’un compte-tours. Comme si le constructeur qui en pris l’initiative avait accroché un simple colifichet ornemental à la planche de bord, sans raison d’en concevoir la moindre fierté. Pourtant, l’idée était loin d’être mauvaise, qu’il s’agisse de prévenir la casse du moteur en évitant de dépasser le régime de rotation maximal dont il est capable, ou de visualiser la plage d’utilisation sur laquelle celui-ci est le plus performant. D’abord réservé aux voitures sportives dont on sollicite plus volontiers la mécanique, le compte-tours s’est depuis généralisé à tel point que seuls les modèles vraiment dépouillés n’en sont pas équipés.
Mais revenons à la question initiale. L’objet en question est-il encore nécessaire aujourd’hui ?
Puisqu’on en parle, j’ai un aveu à vous faire. Je n’utilise guère le compte-tours que sur les voitures virtuelles que je pilote (avec brio, évidement) sur ma Xbox. Dans la vraie vie, et en dehors de trop rares incursions sur piste au volant de voitures prévues à cet effet, je dois bien admettre que je ne m’en sers quasiment pas. Mais avant que vous ne me crucifiiez dans les commentaires de bas de page, sachez que j’en suis malgré tout un fervent partisan, et que je m’oppose avec véhémence à sa disparition.
Le paradoxe n’est qu’apparent. Je suis en effet convaincu que si le compte-tours n’a plus guère de fonction, il a gardé un rôle. Et pas n’importe lequel, puisqu’il s’agit ni plus ni moins que de donner vie à l’instrumentation.
Parce qu’en dehors du compte-tours, avouons qu’il n’y a pas grand-chose pour mettre un peu d’animation dans le champs de vision du conducteur. Des voyants de contrôle et autres manomètres, on attend en effet plutôt qu’ils restent discrets, plutôt que de se manifester par des alertes inquiétantes ou valeurs -notamment températures et pressions- incompatibles avec le bon fonctionnement du moteur. Quant au compteur de vitesse, il fait ce qu’il peut. Car même dans une voitures puissante dont le conducteur met le pied à la moquette, l’accélération ne se manifeste au tableau de bord que par le déplacement lent et suivant une progression ennuyeuse d’un indicateur peu enclin au badinage.
Tout ça nous confirme que le mouvement est affaire de perception. En ouvrant la fenêtre d’une voiture en accélérant dans un tunnel, l’impression de vitesse s’en trouvera renforcée. Il en va de même avec le compte-tours, quand on l’accompagne du coin de l’œil dans ces rares moments où il est encore possible d’accélérer franchement. Par exemple, après avoir franchi un péage d’autoroute lorsque l’on consume par pur plaisir quelques pétrodollars dans les chambres de combustion, s’ajoutant aux euros dont on vient de se délester.
Et nul n’est besoin d’être un expert du pilotage ou ingénieur en mécanique pour apprécier la danse folâtre de l’aiguille d’un compte-tours et ses aller-retours entre des graduations qu’on ne lit pas vraiment, lors des ruptures de charge provoquées par les changements de rapport. Bref, un tableau de bord sans compte-tours, c’est un peu comme une montre sans trotteuse : ça fonctionne très bien, mais il ne s’y passe rien.
De plus, avouez-le : c’est beau un compte-tours la nuit. Et même le jour, quand il est bien dessiné. Puisque je viens d’y faire allusion, permettez d’ailleurs que je file la métaphore avec la montre, qui fréquente elle aussi volontiers les combinés d’instruments, et dont les propriétaires sont parfois un peu bizarres. Songez en effet que certains d’entre eux affichent à leur poignet un exemplaire conçu pour la plongée, sans qu’ils n’aient pourtant jamais taquiné le mérou. D’autres, capables de confondre l’étoile polaire et la lueur d’un lampadaire n’en affichent pas moins fièrement les phases de lune sur le cadran de la leur. Quant à la majorité de ceux qui s’offrent un boitier pourvu d’un maréomètre, je les soupçonne de n’avoir jamais approché de près un voilier ni même une planche de surf. Personnellement, je préfère aux complications horlogères la sobriété minimaliste d’une Meistersinger pourvue d’une seule aiguille, mais il ne me viendrait pas à l’idée de les fustiger sous prétexte qu’elle sont inutiles. Peut-être certains n’hésiteront-ils pas à le faire ?
Dans un autre registre, les diodes luminescentes cerclant le bouton rotatif de sélection des programmes de mon lave-linge s’allument une à une au son d’une petite musique lorsque j’appuie sur le bouton on/off. Quand j’écoute de la musique, l’écran LCD de ma chaine-hifi ponctue les envolées vers les aigus par des mouvements de bargraphes lumineux. Et dans le passé, les aiguilles des compteurs de ma Ducati effectuaient une rotation complète avant de revenir à la position zéro quand je mettais le contact. Voilà quelques exemples qui semblent démontrer que nous aimons donner vie à ces objets qu’on dit inanimés. Si c’est utile ? pas le moins du monde. Un peu frivole ? assurément ! Mais quel mal y-a-t ‘il donc à cela ?
Pour revenir au compte-tours, cette discussion est sans doute déjà dépassée, puisque celui-ci est probablement condamné, alors même que la technologie TFT qui aura bientôt totalement substitué l’instrumentation analogique de nos voitures permet de l’afficher sans coût. Mais aucun constructeur ne semble à ce jour disposé à informer le conducteur d’une voiture électrique du nombre de révolutions effectuées par son moteur. La faute dans doute à l’absence de boîte de vitesse, rendant la dynamique du compte-tours aussi peu intéressante que celle du vélocimètre. Mais surtout parce que ce noble instrument n’appartient pas à l’univers associé aux Zoé, Tesla ou autres Taycan.
Le compte-tours est de fait le survivant d’une époque où la mécanique, loin de n’être que le fournisseur discret de kilowatts, ne délivrait ses chevaux qu’au prix du tumulte mécaniques de pièces en mouvement et qui tenaient à le faire savoir. En comparaison, que faire dire à un moteur qui s’apparente -toutes proportions gardées- à celui d’un sèche-cheveux ou d’un tournevis sans fil, si ce n’est la distance qu’il est disposé à parcourir avant de s’échouer sur une borne ? Dans un VE, la jauge à énergie s’affiche déjà en compagnie du vélocimètre, en lieu et place de celui qu’elle a détrôné, et dont on oubliera peut-être bientôt qu’il a jamais existé.
Mais il nous reste un peu de temps, tant que les motorisations thermiques -même électrifiées- ont encore droit de cité. Et même si le compte-tours ne figurera jamais à la base de la pyramide de Maslow, il s’y trouve quelque part dans les étages supérieurs. Et je souhaite à ses détracteurs une vie remplie de ces petits instruments inutiles, quand bien même ce ne serait pas dans leur automobile.