04/11/2021 - #Volkswagen Vp , #Bmw , #Dacia , #Mg , #Porsche , #Skoda
Complètement à l'Est
Par Jean-Philippe Thery
Aujourd’hui, je vous suggère de coiffer votre plus belle chapka, d’enfiler vos gants et d’enrouler une écharpe autour du cou. Parce que c’est en direction de l’est que je vous emmène.
J’ai visité Berlin pour la première fois en octobre 1985.
Je vous parle d’un temps où un mur séparait encore la ville. Les Golf Série II, BMW E30[1], Mercedes 190 et autres modèles contemporains y égayaient les rues de leurs carrosseries métalliques d’un côté, alors que des Trabant 601 aux tons délavés tenaient l’essentiel du pavé de l’autre, les quelques Wartburg 311 se chargeant de rompre la monotonie du parc paraissant presque luxueuses en comparaison.
Du moins est-ce ainsi que j’ai imaginé l’autre côté du "Mauer" à l’époque, puisque j’ai dû me contenter de l’imaginer. Ma traversée de l’Est se limita en effet au trajet menant de la frontière entre les deux Allemagnes à la partie Ouest de celle qui n’était alors qu’une demi-capitale, réalisé nocturnement à bord d’un train militaire. J’en garde le souvenir de l’étrange cérémonie au cours de laquelle officiers français et est-allemands échangèrent les documents du convoi, sur le quai d’une gare embrumée évoquant les décors en carton-pâte d’un mauvais film d’espionnage, que nous avions observé mes camarades et moi-même en soulevant dans les coins les rideaux qu’on nous avait pourtant instruits de laisser clos. Pour le reste, mes parents n’avaient pas jugé opportun d’ajouter le supplément "Öst Berlin" au budget d’un voyage de classe qui avait dû leur coûter son pesant de Deutsche Marks.
36 ans plus tard, j’aperçois le "Bär" tous les matins en arrivant au bureau, sympathique ursidé affichant son profil débonnaire et bedonnant sur le drapeau flottant au sommet du "rotes Rathaus", l’hôtel de ville de briques rouges de Berlin à laquelle il tient lieu de symbole depuis le Moyen Age. Mais après trois semaines sur place, je n’ai vu de Trabbi que les deux exemplaires servant de présentoir à des magasins de souvenirs, tristement découpés et peinturlurés, défigurés au point de rendre hypothétique une éventuelle remise à la route. Dans la rue, nichts. Pas le moindre panache de la fumée bleuâtre accompagnant normalement les éructations du bicylindre deux-temps de 594 cm³, délivrant 19 Kilowatts ou 26 chevaux dûment mesurés par le Deutsche Institut für Normung (DIN). En revanche et sur la même période, j’ai rencontré entre autres gourmandises automobiles deux Citroën 2CV en très bel état et toujours en service. Bon, je finirai tout de même bien par apercevoir l’une des petites berlines est-allemandes avec lesquelles des agences locales proposent l’émotion d’une balade pétaradante aux touristes de passage, du moins ceux qui fermeront les yeux sur une footprint carbone-et-autres-saloperies faisant passer un Porsche Cayenne Turbo pour un modèle de préservation de l’environnement.
Pas sûr pour autant que j’aligne les trente euros du "Trabbi-Fahrspass" qui me permettrait d’en prendre le volant, puisque grâce à mon ami Jidé qui en est le propriétaire, j’ai déjà eu le loisir de conduire une représentante de la VEB Sachsenring Automobilwerk, entreprise -évidemment- étatique, qui les fabriquait à Zwickau dans le Land de Saxe. Une expérience franchement rigolote, exigeant de faire monter la petite mécanique haut dans les tours au démarrage afin d’obtenir une accélération un tant soit peu décente, heureusement bien aidée par le potin de l’engin contribuant au moins pour moitié à une relative impression de vivacité.
En revanche, je ne suis pas certain que ceux qui devaient compter au quotidien sur l’auto pour les emmener au büro les matins d’hiver enneigés trouvaient les caractéristiques de l’engin aussi hilarantes. Sans compter qu’à l’ère des constellations d’étoiles Euro NCAP, la perspective d’une collision à bord d’une auto carrossée au Duroplast fait froid dans le dos, même si le plastique renforcé à la fibre de laine ou de coton rivalise crânement avec la fibre de carbone ou autres matériaux composites sophistiqués en matière d’allègement.
Bien antérieure à celle de la Trabant, ma première expérience de conduite d’une automobile venue d’Europe occidentale fit néanmoins appel à une caisse tout acier, puisque ma -plus ou moins- deuxième voiture de fonction fut une Lada. Ou plutôt un Lada s’agissant d’un 4x4 Niva, faisant partie d’une flotte confiée par-là à l’importateur français à l’école de pilotage qui m’employait, dans le but de proposer des aventures tout-terrain. L’exemplaire qui me fut confié bénéficiait des équipements distinctifs auxquels son appartenance à la série spéciale "Grand Large" lui donnait droit, dont un superbe volant Momo trois branches à la jante revêtue de cuir, et des roues en alliage léger au dessin exclusif. En revanche, je remerciais les impératifs de la conduite off-road d’avoir permis de retirer les affreux élargisseurs en plastique et autres pièces d’accastillage au goût douteux, même si la maréchaussée aurait pu trouver à redire aux sections de pare-chocs métalliques laissées à nu. Encore aurait-il fallu qu’elle sévisse sur les petites routes de l’arrière-pays varois que je sillonnais alors.
Pour camionnesque qu’elle fût, la conduite de l’engin n’en n’était pas inintéressante pour autant. La combinaison d’une direction assistée à l’huile de coude et d’un levier de vitesse long comme une après-midi d’hiver russe sans samovar, demandant à être manipulée avec la délicatesse d’un bûcheron sibérien, permettait d’économiser l’abonnement mensuel à une salle de sport. Un budget néanmoins vite consommé par la soif inextinguible du rustique quatre cylindres 1.700 cm³, rivalisant en la matière (mais en la matière seulement) avec le 6 en ligne de la BMW 325i qu’il m’était alors donné de conduire sporadiquement. Voilà qui expliquait sans doute la danse frénétique de l’aiguille de jauge à carburant, qui se déplaçait d’un extrême à l’autre de l’échelle graduée au gré des appuis en courbe. Si dans les virages à gauche, le réservoir semblait sur le point de déborder, le voyant d’alerte lumineux ordonnait un arrêt immédiat à la station-service la plus proche dans ceux de droite. Mais tout ça était vite oublié dès qu’on quittait l’asphalte, lorsque les aptitudes exceptionnelles du modèle au franchissement rappelaient que sa mise au point avait été effectuée dans les montagnes ouzbèques, lui permettant d’en remontrer à des engins bien plus prestigieux dont je tairai ici pudiquement le nom.
Evidemment, la rusticité fait partie intégrante du charme de la Trabbi comme celui du Niva, parce qu’elle nous renvoie à une espèce d’essentiel automobile, dépourvu de toutes les fioritures qui participent au confort et à la sécurité des voitures modernes. Leur conduite se mérite, qu’il s’agisse de s’adapter à leur idiosyncrasie mécanique (ou anti-mécanique), ou de déployer les efforts physiques nécessaires à leur maitrise. A l’instar des Skoda, Volga, Zastava, Yugo ou autres modèles venus de lieux et d’une époque qui s’abritaient derrière un rideau métallique, elles constituent pour les amateurs du genre d’excellents engins de loisir économiques et sans prétention, sympathiques à conduire dans le cadre de balades dépourvues des contraintes du navettage quotidien.
Il convient cependant de rappeler que leur prolétarisme n’est qu’apparent, puisque pour disposer du privilège de conduire l’une d’entre elles dans les agglomérations de Berlin, Moscou, Prague ou ailleurs, il fallait non seulement attendre au moins une bonne dizaine d’années, mais aussi faire preuve d’un comportement irréprochable aux yeux du parti, pour ne pas dire collaboratif. En la matière, dénoncer le camarade qui ne marchait pas tout à fait selon la ligne établie par le Sozialistische Einheitspartei Deutschlands dans l’ex-RDA, présentait le double avantage d’éliminer un rival potentiel à l’attribution d’une Trabant et de voir son dossier rejoindre une position plus favorable dans la pile d’attente.
Tel que je vous connais, vous n’ignorez sans doute pas les blagues sarcastiques qui circulaient encore il y a quelques années au sujet des productions automobiles de l’est, entre "comment doubler la valeur d’une Lada"[2] ou "Pourquoi les Skoda sont-elles équipées de lunette arrière dégivrante ?"[3] (noms interchangeables). Et de fait, à constater l’affreuse réputation dont elles jouissaient de ce côté-ci du mur ou du rideau, ce n’est pas le moindre des paradoxes que certains constructeurs comme Dacia, Lada ou Skoda n’aient jamais autant prospéré que depuis que leur destin repose dans les mains de groupes capitalistes décadents.
Songez par exemple, que la Sandero figure sur la troisième marche du podium des modèles commercialisés en France depuis le début de l’année, et qu’elle fut en juillet la plus vendue en Europe. Ou que la production annuelle d’un constructeur comme Skoda dépasse allègrement le million d’unités. Ou encore qu’une voiture neuve sur cinq en Russie est une Lada, alors qu’on aurait pu imaginer que les habitants du pays se seraient volontiers débarrassés au plus vite du symbole de la motorisation à l’ère soviétique. En rappelant que sur la période qui s’est écoulée depuis la chute du mur, on a vu disparaître des marques enfantées par l’économie de marché telles que MG, Pontiac, Rover ou Saab.
Et puisque nous en sommes aux paradoxes, n’est-il pas amusant de constater que des marques autrefois réservées à une certaine élite (sans aller jusqu’aux apparatchiks qui se déplaçaient en limousine ZIS), séduisent aujourd’hui des clientèles en quête d’une voiture neuve affichant un tarif raisonnable, pour ne pas dire populaire. C’est ainsi que la Sandero -encore elle- est la voiture la moins chère du marché français à 9.990 euros, alors qu’en Russie, votre concessionnaire Lada vous laissera repartir au volant d’une Granta en échange d’un peu plus de 6.800 euros, sans oublier Skoda qui vous permet de rouler en Volkswagen pour moins cher, y compris dans une grosse auto avec une Superb qui porte bien son nom s’agissant de la place dévolue aux passagers arrière.
Un succès qui se vérifie notamment auprès des clientèles particulières dont certaines marques se déconnectent graduellement à force d’aspirer aux "montées en gammes" qui font joli dans les calculs Excel de Marge Op. Reste à s’assurer que ces marques venues du froid assurent la transition vers l’électrique imposée au nom de la lutte contre le réchauffement climatique. Mais ça ne semble pas trop mal parti entre une Dacia Spring affichée à 17.909 euros hors bonus, et un Lada Niva électrique disponible à 10.100 euros auprès de la société allemande Schmid GmbH.
Du coup, je me dis qu’on pourrait peut-être relancer la Trabbi avec des batteries. Ça permettrait d’en voir à Berlin autrement que dans la vitrine de magasins à touristes…
[1] Deuxième génération de la Série 3
[2] Faites le plein
[3] Pour réchauffer les mains de celui qui la pousse